La Cousine Bette

Chapitre 95La mercuriale du frère

Le maréchal Hulot ramena son frère, qui se tint sur le devant dela voiture, en laissant respectueusement son aîné dans le fond. Lesdeux frères n’échangèrent pas une parole. Hector était anéanti. Lemaréchal resta concentré, comme un homme qui rassemble ses forceset qui les bande pour soutenir un poids écrasant. Rentré dans sonhôtel, il amena, sans dire un mot et par des gestes impératifs, sonfrère dans son cabinet. Le comte avait reçu de l’empereur Napoléonune magnifique paire de pistolets de la manufacture deVersailles ; il tira la boîte, sur laquelle était gravéel’inscription : Donnée par l’empereur Napoléon au général Hulot, dusecrétaire où il la mettait, et, la montrant à son frère, il luidit :

– Voilà ton médecin.

Lisbeth qui regardait par la porte entre-bâillée, courut à lavoiture, et donna l’ordre d’aller au grand trot rue Plumet. Envingt minutes à peu près, elle amena la baronne, instruite de lamenace du maréchal à son frère.

Le comte, sans regarder son frère, sonna pour demander sonfactotum, le vieux soldat qui le servait depuis trente ans.

– Beau-Pied, lui dit-il, amène-moi mon notaire, le comteSteinbock, ma nièce Hortense et l’agent de change du Trésor. Il estdix heures et demie, il me faut tout ce monde à midi. Prends desvoitures… et va plus vite que ça !… dit-il en retrouvant unelocution républicaine qu’il avait souvent à la bouche jadis.

Et il fit la moue terrible qui rendait ses soldats attentifsquand il examinait les genêts de la Bretagne en 1799. (Voir lesChouans.)

– Vous serez obéi, maréchal, dit Beau-Pied en mettant le reversde sa main à son front.

Sans s’occuper de son frère, le vieillard revint dans soncabinet, prit une clef cachée dans un secrétaire, et ouvrit unecassette en malachite plaquée sur acier, présent de l’empereurAlexandre. Par ordre de l’empereur Napoléon, il tait venu rendre àl’empereur russe des effets particuliers pris à la bataille deDresde, et contre lesquels Napoléon espérait obtenir Vandamme. Leczar récompensa magnifiquement le général Hulot en lui donnantcette cassette, et lui dit qu’il espérait pouvoir un jour avoir lamême courtoisie pour l’empereur des Français ; mais il gardaVandamme. Les armes impériales de Russie étaient en or sur lecouvercle de cette boîte garnie tout en or. Le maréchal compta lesbillets de banque et l’or qui s’y trouvaient ; il possédaitcent cinquante-deux mille francs ! Il laissa échapper unmouvement de satisfaction. En ce moment, Mme Hulot entra dans unétat à attendrir des juges politiques. Elle se jeta sur Hector, enregardant la boîte de pistolets et le maréchal, alternativement,d’un air fou.

– Qu’avez-vous contre votre frère ? Que vous a fait monmari ? dit-elle d’une voix si vibrante, que le maréchall’entendit.

– Il nous a déshonorés tous ! répondit le vieux soldat dela République, qui rouvrit par cet effort une de ses blessures. Ila volé l’Etat ! Il m’a rendu mon nom odieux ; il me faitsouhaiter de mourir, il m’a tué… Je n’ai de force que pouraccomplir la restitution !… J’ai été humilié devant le Condéde la République, devant l’homme que j’estime le plus, et à quij’ai donné injustement un démenti, le prince de Wissembourg !…Est-ce rien, cela ? Voilà son compte avec la patrie !

Il essuya une larme.

– A sa famille maintenant ! reprit-il. Il vous arrache lepain que je vous gardais, le fruit de trente années d’économie, letrésor des privations du vieux soldat ! Voilà ce que je vousdestinais ! dit-il en montrant les billets de banque. Il a tuéson oncle Fischer, noble et digne enfant de l’Alsace, qui n’a pas,comme lui, pu soutenir l’idée d’une tache à son nom de paysan.Enfin, Dieu, par une clémence adorable, lui avait permis de choisirun ange entre toutes les femmes ! Il a eu le bonheur inouï deprendre pour épouse une Adeline ! et il l’a trahie, il l’aabreuvée de chagrins, il l’a quittée pour des catins, pour desgourgandines, pour des sauteuses, des actrices, des Cadine, desJosépha, des Marneffe !… Et voilà l’homme de qui j’ai fait monenfant, mon orgueil !… Va, malheureux, si tu acceptes la vieinfâme que tu t’es faite, sors ! Moi, je n’ai pas la force demaudire un frère que j’ai tant aimé; je suis aussi faible pour luique vous l’êtes, Adeline ; mais qu’il ne reparaisse plusdevant moi. Je lui défends d’assister à mon convoi, de suivre moncercueil. Qu’il ait la pudeur du crime, s’il n’en a pas leremords…

Le maréchal, devenu blême, se laissa tomber sur le divan de soncabinet, épuisé par ces solennelles paroles. Et, pour la premièrefois de sa vie peut-être, deux larmes roulèrent de ses yeux etsillonnèrent ses joues.

– Mon pauvre oncle Fischer ! s’écria Lisbeth, qui se mit unmouchoir sur les yeux.

– Mon frère ! dit Adeline en venant s’agenouiller devant lemaréchal, vivez pour moi ! Aidez-moi dans l’œuvre quej’entreprendrai de réconcilier Hector avec la vie, de lui faireracheter ses fautes !…

– Lui ! dit le maréchal, s’il vit, il n’est pas au bout deses crimes ! Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui aéteint en lui les sentiments du vrai républicain, cet amour dupays, de la famille et du pauvre que je m’efforçais de luiinculquer, cet homme est un monstre, un pourceau… Emmenez-le, sivous l’aimez encore, car je sens en moi une voix qui me crie decharger mes pistolets et de lui faire sauter la cervelle ! Enle tuant, je vous sauverais tous, et je le sauverais delui-même.

Le vieux maréchal se leva par un mouvement si redoutable, que lapauvre Adeline s’écria :

– Viens, Hector !

Elle saisit son mari, l’emmena, quitta la maison, entraînant lebaron, si défait, qu’elle fut obligée de le mettre en voiture pourle transporter rue Plumet, où il prit le lit. Cet homme, quasidissous, y resta plusieurs jours, refusant toute nourriture sansdire un mot. Adeline obtenait à force de larmes qu’il avalât desbouillons ; elle le gardait, assise à son chevet, et nesentant plus, de tous les sentiments qui naguère lui remplissaientle cœur, qu’une pitié profonde.

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