La Cousine Bette

Chapitre 111Une autre scène de famille

Vingt minutes après, Lisbeth et Crevel entraient à l’hôtel de larue Barbet, où Mme Marneffe attendait dans une douce impatience lerésultat de la démarche qu’elle avait ordonnée. Valérie avait étéprise, à la longue, pour Wenceslas de ce prodigieux amour qui, unefois dans la vie, étreint le cœur des femmes. Cet artiste manquédevint, entre les mains de Mme Marneffe, un amant si parfait, qu’ilétait pour elle ce qu’elle avait été pour le baron Hulot. Valérietenait des pantoufles d’une main, et l’autre était à Steinbock, surl’épaule de qui elle reposait sa tête. Il en est de la conversationà propos interrompus, dans laquelle ils étaient lancés depuis ledépart de Crevel, comme de ces longues œuvres littéraires de notretemps, au fronton desquelles on lit : La reproduction en estinterdite. Ce chef-d’œuvre de poésie intime amena naturellement surles lèvres de l’artiste un regret qu’il exprima non sans amertume:

– Ah ! quel malheur que je me sois marié, dit Wenceslas,car, si j’avais attendu, comme le disait Lisbeth, aujourd’hui jepourrais t’épouser.

– Il faut être Polonais pour souhaiter faire sa femme d’unemaîtresse dévouée ! s’écria Valérie. Echanger l’amour contrele devoir ! le plaisir contre l’ennui !

– Je te connais si capricieuse ! répondit Steinbock. Net’ai-je pas entendue causant avec Lisbeth du baron Montès, ceBrésilien ?…

– Veux-tu m’en débarrasser ? dit Valérie.

– Ce serait, répondit l’ex-sculpteur, le seul moyen det’empêcher de le voir.

– Apprends, mon chéri, répondit Valérie, que je le ménageaispour en faire un mari, car je te dis tout à toi !… Lespromesses que j’ai faites à ce Brésilien… (Oh ! bien avant dete connaître, dit-elle en répondant à un geste de Wenceslas.) Ehbien, ces promesses, dont il s’arme pour me tourmenter, m’obligentà me marier presque secrètement ; car, s’il apprend quej’épouse Crevel, il est homme à… , à me tuer !…

– Oh ! quant à cette crainte !… dit Steinbock enfaisant un geste de dédain qui signifiait que ce danger-là devaitêtre insignifiant pour une femme aimée par un Polonais.

Remarquez qu’en fait de bravoure il n’y a plus la moindreforfanterie chez les Polonais, tant ils sont réellement etsérieusement braves.

– Et cet imbécile de Crevel, qui veut donner une fête et qui selivre à ses goûts de faste économique à propos de mon mariage, memet dans un embarras d’où je ne sais comment sortir !

Valérie pouvait-elle avouer à celui qu’elle adorait que le baronHenri Montès avait, depuis le renvoi du baron Hulot, hérité duprivilège de venir chez elle à toute heure de nuit, et que, malgréson adresse, elle en était encore à trouver une cause de brouilleoù le Brésilien croirait avoir tous les torts ? Elleconnaissait trop bien le caractère quasi sauvage du baron, qui serapprochait beaucoup de celui de Lisbeth, pour ne pas trembler enpensant à ce More de Rio de Janeiro. Au roulement de la voiture,Steinbock quitta Valérie, qu’il tenait par la taille, et il prit unjournal dans la lecture duquel on le trouva tout absorbé. Valériebrodait, avec une attention minutieuse, des pantoufles à sonfutur.

– Comme on la calomnie ! dit Lisbeth à l’oreille de Crevel,sur le seuil de la porte, en lui montrant ce tableau… Voyez sacoiffure ! est-elle dérangée ? A entendre Victorin, vousauriez pu surprendre deux tourtereaux au nid.

– Ma chère Lisbeth, répondit Crevel en position, vois-tu, pourfaire d’une Aspasie une Lucrèce, il suffit de lui inspirer unepassion !…

– Ne vous ai-je pas toujours dit, reprit Lisbeth, que les femmesaiment les gros libertins comme vous ?

– Elle serait d’ailleurs bien ingrate, reprit Crevel, carcombien d’argent ai-je mis ici ? Grindot et moi seuls nous lesavons !

Et il montrait l’escalier. Dans l’arrangement de cet hôtel, queCrevel regardait comme le sien, Grindot avait essayé de lutter avecCleretti, l’architecte à la mode, à qui le duc d’Hérouville avaitconfié la maison de Josépha. Mais Crevel, incapable de comprendreles arts, avait voulu, comme tous les bourgeois, dépenser une sommefixe, connue à l’avance. Maintenu par un devis, il fut impossible àGrindot de réaliser son rêve d’architecte. La différence quidistinguait l’hôtel de Josépha de celui de la rue Barbet étaitcelle qui se trouve entre la personnalité des choses et leurvulgarité. Ce qu’on admirait chez Josépha ne se voyait nullepart ; ce qui reluisait chez Crevel pouvait s’acheter partout.Ces deux luxes sont séparés l’un de l’autre par le fleuve dumillion. Un miroir unique vaut six mille francs, le miroir inventépar un fabricant qui l’exploite coûte cinq cents francs. Un lustreauthentique de Boulle monte en vente publique à trois millefrancs ; le même lustre surmoulé pourra être fabriqué pourmille ou douze cents francs ; l’un est en archéologie ce qu’untableau de Raphaël est en peinture, l’autre en est la copie.Qu’estimez-vous une copie de Raphaël ? L’hôtel de Crevel étaitdonc un magnifique spécimen du luxe des sots, comme l’hôtel deJosépha le plus beau modèle d’une habitation d’artiste.

– Nous avons la guerre, dit Crevel en allant vers sa future.

Mme Marneffe sonna.

– Allez chercher M. Berthier, dit-elle au valet de chambre, etne revenez pas sans lui. – Si tu avais réussi, dit-elle en enlaçantCrevel, mon petit père, nous aurions retardé mon bonheur, et nousaurions donné une fête à étourdir ; mais, quand toute unefamille s’oppose à un mariage, mon ami, la décence veut qu’il sefasse sans éclat, surtout lorsque la mariée est veuve.

– Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, ditCrevel, qui depuis quelque temps trouvait le XVIIIe siècle petit.J’ai commandé des voitures neuves : il y a la voiture de monsieuret celle de madame, deux jolis coupés, une calèche, une berlined’apparat avec un siège superbe qui tressaille comme Mme Hulot.

– Ah ! je veux ?… Tu ne serais donc plus monagneau ? Non, non. Ma biche, tu feras à ma volonté. Nousallons signer notre contrat entre nous, ce soir. Puis, mercredi,nous nous marierons officiellement, comme on se marie réellement,en catimini, selon le mot de ma pauvre mère. Nous irons à piedvêtus simplement à l’église, où nous aurons une messe basse. Nostémoins sont Stidmann, Steinbock, Vignon et Massol, tous gensd’esprit qui se trouveront à la mairie comme par hasard, et quinous feront le sacrifice d’entendre une messe. Ton collègue nousmariera, par exception, à neuf heures du matin. La messe est à dixheures, nous serons ici à déjeuner à onze heures et demie. J’aipromis à nos convives que l’on ne se lèverait de table que le soir…Nous aurons Bixiou, ton ancien camarade de birotterie du Tillet,Lousteau, Vernisset, Léon de Lora, Vernou, la fleur des gensd’esprit, qui ne nous sauront pas mariés ; nous lesmystifierons, nous nous griserons un petit brin, et Lisbeth ensera ; je veux qu’elle apprenne le mariage, Bixiou doit luifaire des propositions et la… la déniaiser.

Pendant deux heures, Mme Marneffe débita des folies qui firentfaire à Crevel cette réflexion judicieuse :

– Comment une femme si gaie pourrait-elle être dépravée ?Folichonne, oui ! mais perverse,… allons donc !

– Qu’est-ce que tes enfants ont dit de moi ? demandaValérie à Crevel dans un moment où elle le tint près d’elle sur sacauseuse ; bien des horreurs !

– Ils prétendent, répondit Crevel, que tu aimes Wenceslas d’unefaçon criminelle, toi, la vertu même !…

– Je le crois bien que je l’aime, mon petit Wenceslas !s’écria Valérie en appelant l’artiste, le prenant par la tête etl’embrassant au front. Pauvre garçon sans appui, sansfortune ! dédaigné par une girafe couleur carotte ! Queveux-tu, Crevel ! Wenceslas, c’est mon poète, et je l’aime augrand jour comme si c’était mon enfant ! Ces femmesvertueuses, ça voit du mal partout et en tout. Ah çà! elles nepourraient donc pas rester sans mal faire auprès d’un homme ?Moi, je suis comme les enfants gâtés à qui l’on n’a jamais rienrefusé: les bonbons ne me causent plus aucune émotion. Pauvresfemmes, je les plains !… Et qu’est-ce qui me détériorait commecela ?

– Victorin, dit Crevel.

– Eh bien, pourquoi ne lui as-tu pas fermé le bec, à ceperroquet judiciaire, avec les deux cent mille francs de lamaman ?

– Ah ! la baronne avait fui, dit Lisbeth.

– Qu’ils y prennent garde, Lisbeth,! dit Mme Marneffe. enfronçant les sourcils ; ou ils me recevront chez eux, et trèsbien, et viendront chez leur belle-mère, tous ! ou je leslogerai (dis-le-leur de ma part) plus bas que ne se trouve lebaron… Je veux devenir méchante, à la fin ! Ma paroled’honneur, je crois que le mal est la faux avec laquelle on met lebien en coupe.

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