La Cousine Bette

Chapitre 65Le premier coup de poignard

Bercée elle-même par ses propres espérances, Hortense croyait àun heureux avenir ; et elle parlait à son fils, âgé de vingtmois, ce langage tout en onomatopées qui fait sourire les enfants,quand, vers onze heures, la cuisinière, qui n’avait pas vu sortirWenceslas, introduisit Stidmann.

– Pardon, madame, dit l’artiste. Comment, Wenceslas est déjàparti ?

– Il est à son atelier.

– Je venais m’entendre avec lui pour nos travaux.

– Je vais l’envoyer chercher, dit Hortense en faisant signe àStidmann de s’asseoir.

La jeune femme, rendant grâces en elle-même au ciel de cehasard, voulut garder Stidmann afin d’avoir des détails sur lasoirée de la veille. Stidmann s’inclina pour remercier la comtessede cette faveur. Mme Steinbock sonna, la cuisinière vint, elle luidonna l’ordre d’aller chercher monsieur à l’atelier.

– Vous êtes-vous bien amusé hier ? dit Hortense, carWenceslas n’est revenu qu’après une heure du matin.

– Amusé?… Pas précisément, répondit l’artiste, qui, la veille,avait voulu faire Mme Marneffe. On ne s’amuse dans le monde quelorsqu’on y a des intérêts. Cette petite Mme Marneffe estexcessivement spirituelle, mais elle est coquette…

– Et comment Wenceslas l’a-t-il trouvée ?… demanda lapauvre Hortense en essayant de rester calme. Il ne m’en a riendit.

– Je ne vous en dirai qu’une seule chose, répondit Stidmann,c’est que je la crois bien dangereuse.

Hortense devint pâle comme une accouchée.

– Ainsi, c’est bien… chez Mme Marneffe… et non pas… chez Chanorque vous avez dîné… , dit-elle, hier… avec Wenceslas, et il… ?

Stidmann, sans savoir quel malheur il faisait, devina qu’il encausait un. La comtesse n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouitcomplètement. L’artiste sonna, la femme de chambre vint. QuandLouise essaya d’emporter la comtesse Steinbock dans sa chambre, uneattaque nerveuse de la plus grande gravité se déclara pard’horribles convulsions. Stidmann, comme tous ceux dont uneinvolontaire indiscrétion détruit l’échafaudage élevé par lemensonge d’un mari dans son intérieur, ne pouvait croire à saparole une pareille portée ; il pensa que la comtesse setrouvait dans cet état maladif où la plus légère contrariétédevient un danger. La cuisinière vint annoncer malheureusement, àhaute voix, que monsieur n’était pas à son atelier. Au milieu de sacrise, la comtesse entendit cette réponse, les convulsionsrecommencèrent.

– Allez chercher la mère de madame !… dit Louise à lacuisinière ; courez !

– Si je savais où se trouve Wenceslas, j’irais l’avertir, ditStidmann au désespoir.

– Il est chez cette femme !… cria la pauvre Hortense. Ils’est habillé bien autrement que pour aller à son atelier.

Stidmann courut chez Mme Marneffe en reconnaissant la vérité decet aperçu, dû à la seconde vue des passions. En ce moment, Valérieposait en Dalila. Trop fin pour demander Mme Marneffe, Stidmannpassa raide devant la loge, monta rapidement au second, en sefaisant ce raisonnement : « Si je demande Mme Marneffe, elle n’ysera pas. Si je demande bêtement Steinbock, on me rira au nez…Cassons les vitres ! » Au coup de sonnette, Reine arriva.

– Dites à M. le comte Steinbock de venir, sa femme semeurt !…

Reine, aussi spirituelle que Stidmann, le regarda d’un airpassablement stupide.

– Mais, monsieur, je ne sais pas… ce que vous…

– Je vous dis que mon ami Steinbock est ici, sa femme se meurt,la chose vaut bien la peine que vous dérangiez votre maîtresse.

Et Stidmann s’en alla.

– Oh ! il y est, se dit-il.

En effet, Stidmann, qui resta quelques instants rue Vanneau, vitsortir Wenceslas, et lui fit signe de venir promptement. Aprèsavoir raconté la tragédie qui se jouait rue Saint-Dominique,Stidmann gronda Steinbock de ne l’avoir pas prévenu de garder lesecret sur le dîner de la veille.

– Je suis perdu, lui répondit Wenceslas, mais je te pardonne.J’ai tout à fait oublié notre rendez-vous ce matin, et j’ai commisla faute de ne pas te dire que nous devions avoir dîné chezFlorent. Que veux-tu ! cette Valérie m’a rendu fou ;mais, mon cher, elle vaut la gloire, elle vaut le malheur…Ah ! c’est… Mon Dieu ! me voilà dans un terribleembarras ! Conseille-moi. Que dire ? comment mejustifier ?

– Te conseiller ? Je ne sais rien, répondit Stidmann. Maistu es aimé de ta femme, n’est-ce pas ? Eh bien, elle croiratout. Dis-lui surtout que tu venais chez moi, pendant que j’allaischez toi ; tu sauveras toujours ainsi ta pose de ce matin.Adieu !

Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth, avertie par Reine etqui courait après Steinbock, le rejoignit ; car elle craignaitsa naïveté polonaise. Ne voulant pas être compromise, elle ditquelques mots à Wenceslas, qui, dans sa joie, l’embrassa en pleinerue. Elle avait tendu sans doute à l’artiste une planche pourpasser ce détroit de la vie conjugale.

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