La Cousine Bette

Chapitre 49Deuxième scène de haute comédie féminine

Mme Marneffe entra, vit son mari jouant avec Crevel, et lebaron, tous trois seuls dans le salon ; elle comprit, au seulaspect de la figure du dignitaire municipal, toutes les pensées quil’avaient agité, son parti fut aussitôt pris.

– Marneffe, mon chat ! dit-elle en venant s’appuyer surl’épaule de son mari et passant ses jolis doigts dans des cheveuxd’un vilain gris sans pouvoir couvrir la tête en les ramenant, ilest bien tard pour toi, tu devrais t’aller coucher. Tu sais quedemain il faut te purger, le docteur l’a dit, et Reine te feraprendre du bouillon aux herbes dès sept heures… Si tu veux vivre,laisse là ton piquet…

– Faisons-le en cinq marques ? demanda Marneffe àCrevel.

– Bien… , j’en ai déjà deux, répondit Crevel.

– Combien cela durera-t-il ? demanda Valérie.

– Dix minutes, répliqua Marneffe.

– Il est déjà onze heures, répondit Valérie. Et vraiment,monsieur Crevel, on dirait que vous voulez tuer mon mari.Dépêchez-vous au moins.

Cette rédaction à double sens fit sourire Crevel, Hulot etMarneffe lui-même. Valérie alla causer avec son Hector.

– Sors, mon chéri, dit Valérie à l’oreille d’Hector, promène-toidans la rue Vanneau, tu reviendras lorsque tu verras sortirCrevel.

– J’aimerais mieux sortir de l’appartement et rentrer dans tachambre par la porte du cabinet de toilette ; tu pourrais direà Reine de me l’ouvrir.

– Reine est là-haut à soigner Lisbeth.

– Eh bien, si je remontais chez Lisbeth ?

Tout était péril pour Valérie, qui, prévoyant une explicationavec Crevel, ne voulait pas Hulot dans sa chambre, où il pourraittout entendre… Et le Brésilien attendait chez Lisbeth.

– Vraiment, vous autres hommes, dit Valérie à Hulot, quand vousavez une fantaisie, vous brûleriez les maisons pour y entrer.Lisbeth est dans un état à ne pas vous recevoir… Craignez-vousd’attraper un rhume dans la rue ?… Allez-y… oubonsoir !…

– Adieu, messieurs, dit le baron à haute voix.

Une fois attaqué dans son amour-propre de vieillard, Hulot tintà prouver qu’il pouvait faire le jeune homme en attendant l’heuredu berger dans la rue, et il sortit.

Marneffe dit bonsoir à sa femme, à qui, par une démonstration detendresse apparente, il prit les mains. Valérie serra d’une façonsignificative la main de son mari, ce qui voulait dire :

– Débarrasse-moi donc de Crevel.

– Bonne nuit, Crevel, dit alors Marneffe ; j’espère quevous ne resterez pas longtemps avec Valérie. Ah ! je suisjaloux… ça m’a pris tard, mais ça me tient,… et je viendrai voir sivous êtes parti.

– Nous avons à causer d’affaires, mais je ne resterai paslongtemps, dit Crevel.

– Parlez bas ! Que me voulez-vous ? dit Valérie surdeux tons en regardant Crevel avec un air où la hauteur se mêlaitau mépris.

En recevant ce regard hautain, Crevel, qui rendait d’immensesservices à Valérie et qui voulait s’en targuer, redevint humble etsoumis.

– Ce Brésilien…

Crevel, épouvanté par le regard fixe et méprisant de Valérie,s’arrêta.

– Après ? dit-elle.

– Ce cousin…

– Ce n’est pas mon cousin, reprit-elle. C’est mon cousin pour lemonde et pour M. Marneffe. Ce serait mon amant, que vous n’auriezpas un mot à dire. Un boutiquier qui achète une femme pour sevenger d’un homme est au-dessous, dans mon estime, de celui quil’achète par amour. Vous n’étiez pas épris de moi, vous avez vu enmoi la maîtresse de M. Hulot, et vous m’avez acquise comme onachète un pistolet pour tuer son adversaire. J’avais faim, j’aiconsenti !

– Vous n’avez pas exécuté le marché, répondit Crevel redevenantcommerçant.

– Ah ! vous voulez que le baron Hulot sache bien que vouslui prenez sa maîtresse pour avoir votre revanche de l’enlèvementde Josépha ?… Rien ne prouve mieux votre bassesse. Vous ditesaimer une femme, vous la traitez de duchesse, et vous voulez ladéshonorer ! Tenez, mon cher, vous avez raison : cette femmene vaut pas Josépha. Cette demoiselle a le courage de son infamie,tandis que, moi, je suis une hypocrite qui devrait être fouettée enplace publique. Hélas ! Josépha se protège par son talent etpar sa fortune. Mon seul rempart, à moi, c’est mon honnêteté; jesuis encore une digne et vertueuse bourgeoise ; mais, si vousfaites un éclat, que deviendrai-je ? Si j’avais la fortune,encore passe ! Mais j’ai maintenant tout au plus quinze millefrancs de rente, n’est-ce pas ?

– Beaucoup plus, dit Crevel ; je vous ai doublé depuis deuxmois vos économies dans l’Orléans.

– Eh bien, la considération à Paris commence à cinquante millefrancs de rente, vous n’avez pas à me donner la monnaie de laposition que je perdrai. Que voulais-je ? faire nommerMarneffe chef de bureau ; il aurait six mille francsd’appointements ; il a vingt-sept ans de service : dans troisans, j’aurais droit à quinze cents francs de pension, s’il mourait.Vous, comblé de bontés par moi, gorgé de bonheur, vous ne savez pasattendre !… Et cela dit aimer ! s’écria-t-elle.

– Si j’ai commencé par un calcul, dit Crevel, depuis je suisdevenu votre toutou. Vous me mettez les pieds sur le cœur, vousm’écrasez, vous m’abasourdissez, et je vous aime comme je n’aijamais aimé. Valérie, je vous aime autant que j’aimeCélestine ! Pour vous, je suis capable de tout… Tenez !au lieu de venir deux fois par semaine rue du Dauphin.

– Rien que cela ! Vous rajeunissez, mon cher…

– Laissez-moi renvoyer Hulot, l’humilier, vous en débarrasser,dit Crevel sans répondre à cette insolence ; n’admettez plusce Brésilien, soyez toute à moi, vous ne vous en repentirez pas.D’abord, je vous donnerai une inscription de huit mille francs derente, mais viagère ; je ne vous en joindrai la nue propriétéqu’après cinq ans de constance…

– Toujours des marchés ! les bourgeois n’apprendront jamaisà donner ! Vous voulez vous faire des relais d’amour dans lavie avec des inscriptions de rente ?… Ah ! boutiquier,marchand de pommade ! tu étiquètes tout ! Hector medisait que le duc d’Hérouville avait apporté trente mille livres derente à Josépha dans un cornet à dragées d’épicier ! je vauxsix fois mieux que Josépha ! Ah ! être aimée !dit-elle en refrisant ses anglaises et allant se regarder dans laglace. Henri m’aime, il vous tuerait comme une mouche à un signe demes yeux ! Hulot m’aime, il met sa femme sur la paille !Allez, soyez bon père de famille, mon cher. Oh ! vous avez,pour faire vos fredaines, trois cent mille francs en dehors devotre fortune, un magot enfin, et vous ne pensez qu’àl’augmenter…

– Pour toi, Valérie, car je t’en offre la moitié! dit-il entombant à genoux.

– Eh bien, vous êtes encore là! s’écria le hideux Marneffe enrobe de chambre. Que faites-vous ?

– Il me demande pardon, mon ami, d’une proposition insultantequ’il vient de m’adresser. Ne pouvant rien obtenir de moi, monsieurinventait de m’acheter…

Crevel aurait voulu descendre dans la cave par une trappe, commecela se fait au théâtre.

– Relevez-vous, mon cher Crevel, dit en souriant Marneffe, vousêtes ridicule. Je vois à l’air de Valérie qu’il n’y a pas de dangerpour moi.

– Va te coucher et dors tranquille, dit Mme Marneffe.

– Est-elle spirituelle ! pensait Crevel ; elle estadorable ! elle me sauve !

Quand Marneffe fut rentré chez lui, le maire prit les mains deValérie et les lui baisa en y laissant la trace de quelqueslarmes.

– Tout en ton nom ! dit-il.

– Voilà aimer, lui répondit-elle bas à l’oreille. Eh bien, amourpour amour. Hulot est en bas, dans la rue. Ce pauvre vieux attend,pour venir ici, que je place une bougie à l’une des fenêtres de machambre à coucher ; je vous permets de lui dire que vous êtesle seul aimé; jamais il ne voudra vous croire, emmenez-le rue duDauphin, donnez-lui des preuves, accablez-le ; je vous lepermets, je vous l’ordonne. Ce phoque m’ennuie, il m’excède. Tenezbien votre homme rue du Dauphin pendant toute la nuit,assassinez-le à petit feu, vengez-vous de l’enlèvement de Josépha.Hulot en mourra peut-être ; mais nous sauverons sa femme etses enfants d’une ruine effroyable. Mme Hulot travaille pourvivre !…

– Oh ! la pauvre dame ! ma foi, c’est atroce !s’écria Crevel, chez qui les bons sentiments naturelsrevinrent.

– Si tu m’aimes, Célestin, dit-elle tout bas à l’oreille deCrevel qu’elle effleura de ses lèvres, retiens-le, ou je suisperdue. Marneffe a des soupçons, Hector a la clef de la portecochère et compte revenir !

Crevel serra Mme Marneffe dans ses bras, et sortit au comble dubonheur ; Valérie l’accompagna tendrement jusqu’aupalier ; puis, comme une femme magnétisée, elle descenditjusqu’au premier étage et elle alla jusqu’au bas de la rampe.

– Ma Valérie ! remonte, ne te compromets pas aux yeux desportiers… Va, ma vie et ma fortune, tout est à toi… Rentre, maduchesse !

– Madame Olivier ! cria doucement Valérie lorsque la portefut refermée.

– Comment ! madame, vous ici ? dit Mme Olivierstupéfaite.

– Mettez les verrous en haut et en bas à la grande porte, etn’ouvrez plus.

– Bien Madame.

Une fois les verrous tirés, Mme Olivier raconta la tentative decorruption que s’était permise le haut fonctionnaire à sonégard.

– Vous vous êtes conduite comme un ange, ma chère Olivier ;mais nous causerons de cela demain.

Valérie atteignit le troisième étage avec la rapidité d’uneflèche, frappa trois petits coups à la porte de Lisbeth et revintchez elle, où elle donna ses ordres à Mlle Reine ; car jamaisune femme ne manque l’occasion d’un Montès arrivant du Brésil.

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