La Cousine Bette

Chapitre 98Où Josépha disparaît

Le baron s’était fait conduire à la place du Palais-Royal. Là,cet homme, qui retrouva tout son esprit pour accomplir un desseinprémédité pendant les jours où il était resté dans son lit, anéantide douleur et de chagrin, traversa le Palais-Royal et alla prendreune magnifique voiture de remise, rue Joquelet. D’après l’ordrereçu, le cocher entra rue de la Ville-l’Evêque, au fond de l’hôtelde Josépha, dont les portes s’ouvrirent, au cri du cocher, pourcette splendide voiture. Josépha vint, amenée par la curiosité; sonvalet de chambre lui avait dit qu’un vieillard impotent, incapablede quitter sa voiture, la priait de descendre pour un instant.

– Josépha ! c’est moi !…

L’illustre cantatrice ne reconnut son Hulot qu’à la voix.

– Comment, c’est toi, mon pauvre vieux !… Ma paroled’honneur, tu ressembles aux pièces de vingt francs que les juifsd’Allemagne ont lavées et que les changeurs refusent.

– Hélas ! oui, répondit Hulot, je sors des bras de lamort ! Mais tu es toujours belle, toi ! seras-tubonne ?

– C’est selon, tout est relatif ! dit-elle.

– Écoute-moi, reprit Hulot. Peux-tu me loger dans une chambre dedomestique, sous les toits, pendant quelques jours ? Je suissans un liard, sans espérance, sans pain, sans pension, sans femme,sans enfants, sans asile, sans honneur, sans courage, sans ami, etpis que tout cela ! sous le coup de lettres de change…

– Pauvre vieux ! c’est bien des sans ! Es-tu aussisans culotte ?

– Tu ris, je suis perdu ! s’écria le baron. Je comptaiscependant sur toi, comme Gourville sur Ninon.

– C’est, m’a-t-on dit, demanda Josépha, une femme du monde quit’a mis dans cet état-là? Les farceuses s’entendent mieux que nousà la plumaison du dinde !… Oh ! te voilà comme unecarcasse abandonnée par les corbeaux… on voit le jour àtravers !

– Le temps presse, Josépha !

– Entre, mon vieux ! je suis seule, et mes gens ne teconnaissent pas. Renvoie ta voiture. Est-elle payée ?

– Oui, dit le baron en descendant appuyé sur le bras deJosépha.

– Tu passeras, si tu veux, pour mon père, dit la cantatriceprise de pitié.

Elle fit asseoir Hulot dans le magnifique salon où il l’avaitvue la dernière fois.

– Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère etton oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfantset mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec laprincesse ?

Le baron inclina tristement la tête.

– Eh bien, j’aime cela ! s’écria Josépha, qui se levapleine d’enthousiasme. C’est un brûlage général ! C’estsardanapale ! c’est grand ! c’est complet ! On estune canaille, mais on a du cœur. Eh bien, moi, j’aime mieux unmange-tout, passionné comme toi pour les femmes, que ces froidsbanquiers sans âme qu’on dit vertueux et qui ruinent des milliersde familles avec leurs rails qui sont de l’or pour eux et du ferpour les gogos ! Toi, tu n’as ruiné que les tiens, tu n’asdisposé que de toi ! et puis tu as une excuse, et physique etmorale…

Elle se posa tragiquement et dit :

– C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Et voilà! ajouta-t-elle en pirouettant.

Hulot se trouvait absous par le vice, le vice lui souriait aumilieu de son luxe effréné. La grandeur des crimes était là, commepour les jurés, une circonstance atténuante.

– Est-elle jolie, ta femme du monde, au moins ? demanda lacantatrice en essayant pour première aumône de distraire Hulot,dont la douleur la navrait.

– Ma foi, presque autant que toi ! répondit finement lebaron.

– Et… bien farce ? m’a-t-on dit. Que te faisait-elledonc ? Est-elle plus drôle que moi ?

– N’en parlons plus, dit Hulot.

– On dit qu’elle a enguirlandé mon Crevel, le petit Steinbock etun magnifique Brésilien ?

– C’est bien possible…

– Elle est dans un hôtel aussi joli que celui-ci, donné parCrevel. Cette gueuse-là, c’est mon prévôt, elle achève les gens quej’ai entamés ! Voilà, vieux, pourquoi je suis si curieuse desavoir comment elle est, je l’ai entrevue en calèche au Bois, maisde loin… C’est, m’a dit Carabine, une voleuse finie ! Elleessaye de manger Crevel ! mais elle ne pourra que legrignoter. Crevel est un rat ! un rat bonhomme qui dittoujours oui, et qui n’en fait qu’à sa tête. Il est vaniteux, ilest passionné, mais son argent est froid. On n’a rien de cescadets-là que mille à trois mille francs par mois, et ilss’arrêtent devant la grosse dépense, comme des ânes devant unerivière. Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme àpassions, on te ferait vendre ta patrie ! Aussi, vois-tu jesuis prête à tout faire pour toi ! Tu es mon père, tu m’aslancée ! c’est sacré. Que te faut-il ? Veux-tu cent millefrancs ? on s’exterminera le tempérament pour te les gagner.Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est rien. Tu auras toncouvert mis ici tous les jours, tu peux prendre une belle chambreau second, et tu auras cent écus par mois pour ta poche.

Le baron, touché de cette réception, eut un dernier accès denoblesse.

– Non, ma petite, non, je ne suis pas venu pour me faireentretenir, dit-il.

– A ton âge, c’est un fier triomphe ! dit-elle.

– Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville ad’immenses propriétés en Normandie, et je voudrais être sonrégisseur sous le nom de Thoul. J’ai la capacité, l’honnêteté, caron prend à son gouvernement, on ne vole pas pour cela dans unecaisse…

– Eh ! eh ! fit Josépha, qui a bu boira !

– Enfin, je ne demande qu’à vivre inconnu pendant trois ans…

– Ça, c’est l’affaire d’un instant ; ce soir, après dîner,dit Josépha, je n’ai qu’à parler. Le duc m’épouserait, si je levoulais ; mais j’ai sa fortune, je veux plus !… sonestime. C’est un duc de la haute école. C’est noble, c’estdistingué, c’est grand comme Louis XIV et comme Napoléon mis l’unsur l’autre, quoique nain. Et puis j’ai fait comme la Schontz avecRochefide : par mes conseils, il vient de gagner deux millions.Mais écoute-moi, mon vieux pistolet… Je te connais, tu aimes lesfemmes, et tu courras là-bas après les petites Normandes, qui sontdes filles superbes, tu te feras casser les os par les gars ou parles pères, et le duc sera forcé de te dégommer. Est-ce que je nevois pas, à la manière dont tu me regardes, que le jeune hommen’est pas encore tué chez toi, comme a dit Fénelon ! Cetterégie n’est pas ton affaire. On ne rompt pas comme on veut,vois-tu, vieux, avec Paris, avec nous autres ! Tu crèveraisd’ennui à Hérouville !

– Que devenir ? demanda le baron, car je ne veux resterchez toi que le temps de prendre un parti.

– Voyons, veux-tu que je te case à mon idée ?

Écoute, vieux chauffeur !…

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