La Cousine Bette

Chapitre 44Le dîner

Lisbeth, de même qu’une araignée au centre de sa toile,observait toutes les physionomies. Après avoir vu naître Hortenseet Victorin, leurs figures étaient pour elle comme des glaces àtravers lesquelles elle lisait dans ces jeunes âmes. Or, à certainsregards jetés à la dérobée par Victorin sur sa mère, elle reconnutquelque malheur près de fondre sur Adeline, et que Victorinhésitait à révéler. Le jeune et célèbre avocat était triste endedans. Sa profonde vénération pour sa mère éclatait dans ladouleur avec laquelle il la contemplait. Hortense, elle, étaitévidemment occupée de ses propres chagrins ; et, depuis quinzejours, Lisbeth savait qu’elle éprouvait les premières inquiétudesque le manque d’argent cause aux gens probes, aux jeunes femmes àqui la vie a toujours souri et qui déguisent leurs angoisses.Aussi, dès le premier moment, la cousine Bette devina-t-elle que lamère n’avait rien donné à sa fille. La délicate Adeline était doncdescendue aux fallacieuses paroles que le besoin suggère auxemprunteurs. La préoccupation d’Hortense, celle de son frère, laprofonde mélancolie de la baronne rendirent le dîner triste,surtout si l’on se représente le froid que jetait déjà la surditédu vieux maréchal. Trois personnes animaient la scène, Lisbeth,Célestine et Wenceslas. L’amour d’Hortense avait développé chezl’artiste l’animation polonaise, cette vivacité d’esprit gascon,cette aimable turbulence qui distingue ces Français du Nord. Sasituation d’esprit, sa physionomie, disaient assez qu’il croyait enlui-même, et que la pauvre Hortense, fidèle aux conseils de samère, lui cachait tous les tourments domestiques.

– Tu dois être bien heureuse, dit Lisbeth à sa petite cousine ensortant de table, ta maman t’a tirée d’affaire en te donnant sonargent.

– Maman ! répondit Hortense étonnée. Oh ! pauvremaman, moi qui pour elle voudrais en faire, de l’argent ! Tune sais pas, Lisbeth, eh bien, j’ai le soupçon affreux qu’elletravaille en secret.

On traversait alors le grand salon obscur, sans flambeaux, ensuivant Mariette qui portait la lampe de la salle à manger dans lachambre à coucher d’Adeline. En ce moment, Victorin toucha le brasde Lisbeth et d’Hortense ; toutes deux, comprenant lasignification de ce geste, laissèrent Wenceslas, Célestine, lemaréchal et la baronne aller dans la chambre à coucher, etrestèrent groupés à l’embrasure d’une fenêtre.

– Qu’y a-t-il, Victorin ? dit Lisbeth. Je parie que c’estquelque désastre causé par ton père.

– Hélas ! oui, répondit Victorin. Un usurier, nomméVauvinet, a pour soixante mille francs de lettres de change de monpère, et veut le poursuivre ! J’ai voulu parler de cettedéplorable affaire à mon père à la Chambre, il n’a pas voulu mecomprendre, il m’a presque évité. Faut-il prévenir notremère ?

– Non, non, dit Lisbeth, elle a trop de chagrins, tu luidonnerais le coup de la mort, il faut la ménager. Vous ne savez pasoù elle en est ; sans votre oncle, vous n’eussiez pas trouvéde dîner ici aujourd’hui.

– Ah ! mon Dieu, Victorin, nous sommes des monstres, ditHortense à son frère ; Lisbeth nous apprend ce que nousaurions dû deviner. Mon dîner m’étouffe !

Hortense n’acheva pas, elle mit son mouchoir sur sa bouche pourprévenir l’éclat d’un sanglot, elle pleurait.

– J’ai dit à ce Vauvinet de venir me voir demain, repritVictorin en continuant ; mais se contentera-t-il de magarantie hypothécaire ? Je ne le crois pas. Ces gens-làveulent de l’argent comptant pour en faire suer des escomptesusuraires.

– Vendons notre rente ! dit Lisbeth à Hortense.

– Qu’est-ce que ce serait ? quinze ou seize mille francs,répliqua Victorin, il en faut soixante.

– Chère cousine ! s’écria Hortense en embrassant Lisbethavec l’enthousiasme d’un cœur pur.

– Non, Lisbeth, gardez votre petite fortune, dit Victorin aprèsavoir serré la main de la Lorraine. Je verrai demain ce que cethomme a dans son sac. Si ma femme y consent, je saurai empêcher,retarder les poursuites ; car voir attaquer la considérationde mon père !… ce serait affreux. Que dirait le ministre de laGuerre ? Les appointements de mon père, engagés depuis troisans, ne seront libres qu’au mois de décembre ; on ne peut doncpas les offrir en garantie. Ce Vauvinet a renouvelé onze fois leslettres de change ; ainsi jugez des sommes que mon père apayées en intérêts ! Il faut fermer ce gouffre.

– Si Mme Marneffe pouvait le quitter… dit Hortense avecamertume.

– Ah ! Dieu nous en préserve ! dit Victorin. Mon pèreirait peut-être ailleurs ; et, là, les frais les plusdispendieux sont déjà faits.

Quel changement chez ces enfants naguère si respectueux, et quela mère avait maintenus si longtemps dans une adoration absolue deleur père ! ils l’avaient déjà jugé.

– Sans moi, reprit Lisbeth, votre père serait encore plus ruinéqu’il ne l’est.

– Rentrons, dit Hortense, maman est fine, elle se douterait dequelque chose, et, comme dit notre bonne Lisbeth, cachons-lui tout…soyons gais !

– Victorin, vous ne savez pas où vous conduira votre père avecson goût pour les femmes, dit Lisbeth. Pensez à vous assurer desrevenus en me mariant avec le maréchal ; vous devriez lui enparler tous ce soir, je partirai de bonne heure exprès.

Victorin entra dans la chambre.

– Eh bien, ma pauvre petite, dit Lisbeth tout bas à sapetite-cousine, et toi, comment feras-tu ?

– Viens dîner avec nous demain, nous causerons, réponditHortense. Je ne sais où donner de la tête ; toi, tu te connaisaux difficultés de la vie, tu me conseilleras.

Pendant que toute la famille réunie essayait de prêcher lemariage au maréchal, et que Lisbeth revenait rue Vanneau, il yarrivait un de ces événements qui stimulent chez les femmes commeMme Marneffe l’énergie du vice en les obligeant à déployer toutesles ressources de la perversité. Reconnaissons au moins ce faitconstant : à Paris, la vie est trop occupée pour que les gensvicieux fassent le mal par instinct, ils se défendent à l’aide duvice contre les agressions, voilà tout.

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