La Cousine Bette

Chapitre 92La mercuriale du prince

En ce moment même, le baron Hulot quittait les bureaux de laguerre et se rendait au cabinet du maréchal prince de Wissembourg,qui l’avait fait demander. Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaireà ce que le ministre mandât un de ses directeurs généraux, laconscience de Hulot était si malade, qu’il trouva je ne sais quoide sinistre et de froid dans la figure de Mitouflet.

– Mitouflet, comment va le prince ? demanda-t-il en fermantson cabinet et rejoignant l’huissier qui s’en allait en avant.

– Il doit avoir une dent contre vous, monsieur le baron,répondit l’huissier, car sa voix, son regard, sa figure, sont àl’orage…

Hulot devint blême et garda le silence, il traversal’antichambre, les salons, et arriva, les pulsations du cœurtroublées, à la porte du cabinet. Le maréchal, alors âgé desoixante et dix ans, les cheveux entièrement blancs, la figuretannée comme celle des vieillards de cet âge, se recommandait parun front d’une ampleur telle, que l’imagination y voyait un champde bataille. Sous cette coupole grise, chargée de neige,brillaient, assombris par la saillie très prononcée des deuxarcades sourcilières, des yeux d’un bleu napoléonien, ordinairementtristes, pleins de pensées amères et de regrets. Ce rival deBernadotte avait espéré se reposer sur un trône. Mais ces yeuxdevenaient deux formidables éclairs lorsqu’un grand sentiment s’ypeignait. La voix, presque toujours caverneuse, jetait alors deséclats stridents. En colère, le prince redevenait soldat, ilparlait le langage du sous-lieutenant Cottin, il ne ménageait plusrien. Hulot d’Ervy aperçut ce vieux lion, les cheveux épars commeune crinière, debout à la cheminée, les sourcils contractés, le dosappuyé au chambranle et les yeux distraits en apparence.

– Me voici à l’ordre, mon prince ! dit Hulot gracieusementet d’un air dégagé.

Le maréchal regarda fixement le directeur sans mot dire pendanttout le temps qu’il mit à venir du seuil de la porte à quelques pasde lui. Ce regard de plomb fut comme le regard de Dieu, Hulot ne lesupporta pas, il baisa les yeux d’un air confus.

– Il sait tout, pensa-t-il.

– Votre conscience ne vous dit-elle rien ? demanda lemaréchal de sa voix sourde et grave.

– Elle me dit, mon prince, que j’ai probablement tort de faire,sans vous en parler, des razzias en Algérie. A mon âge et avec mesgoûts, après quarante-cinq ans de service, je suis sans fortune.Vous connaissez les principes des quatre cents élus de la France.Ces messieurs envient toutes les positions, ils ont rogné letraitement des ministres, c’est tout dire !… allez donc leurdemander de l’argent pour un vieux serviteur !… Qu’attendre degens qui payent aussi mal qu’elle l’est la magistrature ? quidonnent trente sous par jour aux ouvriers du port de Toulon, quandil y a impossibilité matérielle d’y vivre à moins de quarante souspour une famille ? qui ne réfléchissent pas à l’atrocité destraitements d’employés à six cents, à mille et à douze cents francsdans Paris, et qui pour eux veulent nos places quand lesappointements sont de quarante mille francs ?… enfin, quirefusent à la couronne un bien de la couronne confisqué en 1830 àla couronne, et un acquêt fait des deniers de Louis XVIencore ! quand on le leur demandait pour un prince pauvre… Sivous n’aviez pas de fortune, on vous laisserait très bien, monprince, comme mon frère, avec votre traitement tout sec, sans sesouvenir que vous avez sauvé la grande armée, avec moi, dans lesplaines marécageuses de la Pologne.

– Vous avez volé l’Etat ! vous vous êtes mis dans le casd’aller en cour d’assises, dit le maréchal, comme ce caissier duTrésor ! et vous prenez cela, monsieur, avec cettelégèreté?…

– Quelle différence, monseigneur ! s’écria le baron Hulot.Ai-je plongé les mains dans une caisse qui m’étaitconfiée ?…

– Quand on commet de pareilles infamies, dit le maréchal, on estdeux fois coupable, dans votre position, de faire les choses avecmaladresse. Vous avez compromis ignoblement notre hauteadministration, qui jusqu’à présent est la plus pure del’Europe !… Et cela, monsieur, pour deux cent mille francs etpour une gueuse !… dit le maréchal d’une voix terrible. Vousêtes conseiller d’Etat, et l’on punit de mort le simple soldat quivend les effets du régiment. Voici ce que m’a dit un jour lecolonel Pourin, du deuxième lanciers. A Saverne, un de ses hommesaimait une petite Alsacienne qui désirait un châle ; ladrôlesse fit tant, que ce pauvre diable de lancier, qui devait êtrepromu maréchal des logis chef, après vingt ans de service,l’honneur du régiment, a vendu, pour donner ce châle, des effets desa compagnie. Savez-vous ce qu’il a fait, le lancier, barond’Ervy ? il a mangé les vitres d’une fenêtre après les avoirpilées, et il est mort de maladie, en onze heures, à l’hôpital…Tâchez, vous, de mourir d’une apoplexie, pour que nous puissionsvous sauver l’honneur…

Le baron regarda le vieux guerrier d’un oeil hagard ; et lemaréchal, voyant cette expression qui révélait un lâche, eutquelque rougeur aux joues, ses yeux s’allumèrent.

– M’abandonneriez-vous ?… dit Hulot en balbutiant.

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