La Cousine Bette

Chapitre 107Autre démon

Au moment où la baronne entrait chez Josépha, Victorin recevaitdans son cabinet une vieille femme âgée de soixante et quinze ansenviron, qui, pour parvenir jusqu’à l’avocat célèbre, mit en avantle nom terrible du chef de la police de sûreté. Le valet de chambreannonça :

– Mme de Saint-Estève !

– J’ai pris un de mes noms de guerre, dit-elle ens’asseyant.

Victorin fut saisi d’un frisson intérieur, pour ainsi dire, àl’aspect de cette affreuse vieille. Quoique richement mise, elleépouvantait par les signes de méchanceté froide que présentait saplate figure horriblement ridée, blanche et musculeuse. Marat, enfemme et à cet âge, eût été, comme la Saint-Estève, une imagevivante de la Terreur. Cette vieille sinistre offrait dans sespetits yeux clairs la cupidité sanguinaire des tigres. Son nezépaté, dont les narines agrandies en trous ovales soufflaient lefeu de l’enfer, rappelait le bec des plus mauvais oiseaux de proie.Le génie de l’intrigue siégeait sur son front bas et cruel. Seslongs poils de barbe, poussés au hasard dans tous les creux de sonvisage, annonçaient la virilité de ses projets. Quiconque eût vucette femme aurait pensé que tous les peintres avaient manqué lafigure de Méphistophélès…

– Mon cher monsieur, dit-elle d’un ton de protection, je ne memêle plus de rien depuis longtemps. Ce que je vais faire pour vous,c’est par considération pour mon cher neveu, que j’aime mieux queje n’aimerais mon fils… Or, le préfet de police, à qui le présidentdu conseil a dit deux mots dans le tuyau de l’oreille, rapport àvous, en conférant avec M. Chapuzot, a pensé que la police nedevait paraître en rien dans une affaire de ce genre-là. On a donnécarte blanche à mon neveu ; mais mon neveu ne sera là dedansque pour le conseil, il ne doit pas se compromettre…

– Vous êtes la tante de…  ?

– Vous y êtes, et j’en suis un peu orgueilleuse, répondit-elleen coupant la parole à l’avocat, car il est mon élève, un élèvedevenu promptement le maître… Nous avons étudié votre affaire, etnous avons jaugé ça ! Donnez-vous trente mille francs si l’onvous débarrasse de tout ceci ? je vous liquide la chose !et vous ne payez que l’affaire faite…

– Vous connaissez les personnes ?

– Non, mon cher monsieur, j’attends vos renseignements. On nousa dit : « Il y a un benêt de vieillard qui est entre les mains d’uneveuve. Cette veuve de vingt-neuf ans a si bien fait son métier devoleuse, qu’elle a quarante mille francs de rente pris à deux pèresde famille. Elle est sur le point d’engloutir quatre-vingt millefrancs de rente en épousant un bonhomme de soixante et unans ; elle ruinera toute une honnête famille, et donnera cetteimmense fortune à l’enfant de quelque amant, en se débarrassantpromptement de son vieux mari…  » Voilà le problème.

– C’est exact ! dit Victorin. Mon beau-père, M. Crevel…

– Ancien parfumeur, un maire ; je suis dans sonarrondissement sous le nom de mame Nourrisson, répondit-elle.

– L’autre personne est Mme Marneffe.

– Je ne la connais pas, dit Mme de Saint-Estève ; mais, entrois jours, je serai à même de compter ses chemises.

– Pourriez-vous empêcher le mariage ?… demandal’avocat.

– Où en est-il ?

– A la seconde publication.

– Il faudrait enlever la femme. Nous sommes aujourd’huidimanche, il n’y a que trois jours, car ils se marieront mercredi,c’est impossible ! Mais on peut vous la tuer…

Victorin Hulot fit un bond d’honnête homme en entendant ces sixmots dits de sang-froid.

– Assassiner !… dit-il. Et comment ferez-vous ?

– Voici quarante ans, monsieur, que nous remplaçons le destin,répondit-elle avec un orgueil formidable, et que nous faisons toutce que nous voulons dans Paris. Plus d’une famille, et du faubourgSaint-Germain, m’a dit ses secrets, allez ! J’ai conclu, rompubien des mariages, j’ai déchiré bien des testaments, j’ai sauvébien des honneurs ! Je parque là, dit-elle en montrant satête, un troupeau de secrets qui me vaut trente-six mille francs derente ; et, vous, vous serez un de mes agneaux, quoi !Une femme comme moi serait-elle ce que je suis, si elle parlait deses moyens ! J’agis ! Tout ce qui se fera, mon chermaître, sera l’œuvre du hasard, et vous n’aurez pas le plus légerremords. Vous serez comme les gens guéris par les somnambules, ilscroient au bout d’un mois que la nature a tout fait.

Victorin eut une sueur froide. L’aspect du bourreau l’auraitmoins ému que cette sœur sentencieuse et prétentieuse dubagne ; en voyant sa robe lie de vin, il la crut vêtue desang.

– Madame, je n’accepte pas le secours de votre expérience et devotre activité, si le succès doit coûter la vie à quelqu’un, et sile moindre fait criminel s’ensuit.

– Vous êtes un grand enfant, monsieur ! répondit Mme deSaint-Estève. Vous voulez rester probe à vos propres yeux, tout ensouhaitant que votre ennemi succombe.

Victorin fit un signe de dénégation.

– Oui, reprit-elle, vous voulez que cette Mme Marneffe abandonnela proie qu’elle a dans la gueule ! Et comment feriez-vouslâcher à un tigre son morceau de bœuf ? Est-ce en lui posantla main sur le dos et lui disant : Minet !… Minet !… Vousn’êtes pas logique. Vous ordonnez un combat, et vous n’y voulez pasde blessures ! Eh bien, je vais vous faire cadeau de cetteinnocence qui vous tient tant au cœur. J’ai toujours vu dansl’honnêteté de l’étoffe à hypocrisie ! Un jour, dans troismois, un pauvre prêtre viendra vous demander quarante mille francspour une œuvre pie, un couvent ruiné dans le Levant, dans ledésert ! Si vous êtes content de votre sort, donnez lesquarante mille francs au bonhomme ! vous en verserez biend’autres au fisc ! Ce sera peu de chose, allez ! encomparaison de ce que vous récolterez.

Elle se dressa sur ses larges pieds à peine contenus dans dessouliers de satin que la chair débordait, elle sourit en saluant etse retira.

– Le diable a une sœur, dit Victorin en se levant.

Il reconduisit cette horrible inconnue, évoquée des antres del’espionnage, comme du troisième dessous de l’Opéra se dresse unmonstre au coup de baguette d’une fée dans un ballet-féerie. Aprèsavoir fini ses affaires au Palais, Victorin alla chez M. Chapuzot,le chef d’un des plus importants services à la préfecture depolice, pour y prendre des renseignements sur cette inconnue.

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