La Cousine Bette

Chapitre 115Où l’on voit Mme Nourrisson à l’ouvrage

Une heure après, Montès, Cydalise et Carabine, revenus du Rocherde Cancale, entraient rue Saint- Georges, dans le petit salon deCarabine. La lorette vit Mme Nourrisson assise dans une bergère, aucoin du feu.

– Tiens, voilà ma respectable tante ! dit-elle.

– Oui, ma fille, c’est moi qui viens chercher moi-même ma petiterente. Tu m’oublierais, quoique tu aies bon cœur, et j’ai demaindes billets à payer. Une marchande à la toilette, c’est toujoursgêné. Qu’est-ce que tu traînes donc après toi ?… Ce monsieur al’air d’avoir bien du désagrément…

L’affreuse Mme Nourrisson, dont en ce moment la métamorphoseétait complète et qui semblait être une bonne vieille femme, seleva pour embrasser Carabine, une des cent et quelques lorettesqu’elle avait lancées dans l’horrible carrière du vice.

– C’est un Othello qui ne se trompe pas, et que j’ai l’honneurde te présenter : M. le baron Montès de Montejanos…

– Oh ! je connais monsieur pour en avoir beaucoup entenduparler ; on vous appelle Combabus, parce que vous n’aimezqu’une femme ; c’est, à Paris, comme si l’on n’en avait pas dutout. Eh bien, s’agirait-il par hasard de votre objet ? de MmeMarneffe, la femme à Crevel ?… Tenez, mon cher monsieur,bénissez votre sort au lieur de l’accuser… C’est une rien du tout,cette petite femme-là. Je connais ses allures !…

– Ah bah ! dit Carabine, à qui Mme Nourrisson avait glissédans la main une lettre en l’embrassant, tu ne connais pas lesBrésiliens. C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par lecœur !… Tant plus ils sont jaloux, tant plus ils veulentl’être. Môsieur parle de tout massacrer, et il ne massacrera rien,parce qu’il aime. Enfin, je ramène ici M. le baron pour lui donnerles preuves de son malheur, que j’ai obtenues de ce petitSteinbock.

Montès était ivre, il écoutait comme s’il ne s’agissait pas delui-même. Carabine alla se débarrasser de son crispin de velours,et lut le fac-simile du billet suivant :

« Mon chat, il va ce soir dîner chez Popinot, et viendra mechercher à l’Opéra sur les onze heures. Je partirai sur les cinqheures et demie, et compte te trouver à notre paradis, où tu feravenir à dîner de la Maison d’or. Habille-toi de manière à pouvoirme ramener à l’Opéra. Nous aurons quatre heures à nous. Tu merendras ce petit mot, non pas que ta Valérie se défie de toi, je tedonnerais ma vie, ma fortune et mon honneur, mais je crains lesfarces du hasard. »

– Tiens, baron, voilà le poulet envoyé ce matin au comteSteinbock ; lis l’adresse ! L’original vient d’êtrebrûlé.

Montès tourna, retourna le papier, reconnut l’écriture, et futfrappé d’une idée juste, ce qui prouve combien sa tête étaitdérangée.

– Ah çà! dans quel intérêt me déchirez-vous le cœur, car vousavez acheté bien cher le droit d’avoir ce billet pendant quelquetemps entre les mains pour le faire lithographier ? dit-il enregardant Carabine.

– Grand imbécile ! dit Carabine à un signe de MmeNourrisson, ne vois-tu pas cette pauvre Cydalise… une enfant deseize ans qui t’aime depuis trois mois à en perdre le boire et lemanger, et qui se désole de n’avoir pas encore obtenu le plusdistrait de tes regards.

Cydalise se mit un mouchoir sur les yeux et eut l’air depleurer.

– Elle est furieuse, malgré son air de sainte-nitouche, de voirque l’homme dont elle est folle est la dupe d’une scélérate, ditCarabine en poursuivant, et elle tuerait Valérie…

– Oh ! ça, dit le Brésilien, ça me regarda !

– Tuer !… toi, mon petit ? dit la Nourrisson. Ça ne sefait plus ici.

– Oh ! reprit Montès, je ne suis pas de ce pays-ci,moi ! Je vis dans une capitainerie où je me moque de voslois ; et, si vous me donnez des preuves…

– Ah çà! ce billet, ce n’est donc rien ?…

– Non, dit le Brésilien. Je ne crois pas à l’écriture, je veuxvoir…

– Oh ! voir ! dit Carabine, qui comprit à merveille unnouveau geste de sa fausse tante ; mais on te fera tout voir,mon cher tigre, à une condition…

– Laquelle ?

– Regardez Cydalise.

Sur un signe de Mme Nourrisson, Cydalise regarda tendrement leBrésilien.

– L’aimeras-tu ? lui feras-tu son sort ? demandaCarabine. Une femme de cette beauté-là, ça vaut un hôtel et unéquipage ? Ce serait une monstruosité que de la laisser àpied. Et elle a… des dettes… Que dois-tu ? fit Carabine enpinçant le bras de Cydalise.

– Elle vaut ce qu’elle vaut, dit la Nourrisson. Suffit qu’il y amarchand !

– Ecoutez ! s’écria Montès en apercevant enfin cetadmirable chef-d’œuvre féminin, vous me ferez voirValérie ?…

– Et le comte Steinbock, parbleu ! dit Mme Nourrisson.

Depuis dix minutes, la vieille observait le Brésilien, elle viten lui l’instrument monté au diapason du meurtre dont elle avaitbesoin, elle le vit surtout assez aveuglé pour ne plus prendregarde à ceux qui le menaient, et elle intervint.

– Cydalise, mon chéri du Brésil, est ma nièce, et l’affaire meregarde un peu. Toute cette débâcle, c’est l’affaire de dixminutes ; car c’est une de mes amies qui loue au comteSteinbock la chambre garnie où ta Valérie prend en ce moment soncafé, un drôle de café, mais elle appelle cela son café. Donc,entendons-nous, Brésil ! J’aime le Brésil, c’est un payschaud. Quel sera le sort de ma nièce ?

– Vieille autruche ! dit Montès, frappé des plumes que laNourrisson avait sur son chapeau, tu m’as interrompu. Si tu me faisvoir… , voir Valérie et cet artiste ensemble…

– Comme tu voudrais être avec elle, dit Carabine, c’estentendu.

– Eh bien, je prends cette Normande et je l’emmène…

– Où?… demanda Carabine.

– Au Brésil ! répondit le baron ; j’en ferai ma femme.Mon oncle m’a laissé dix lieues carrées de pays invendables ;voilà pourquoi je possède encore cette habitation ; j’y aicent nègres, rien que des nègres, des négresses et des négrillonsachetés par mon oncle…

– Le neveu d’un négrier !… dit Carabine en faisant la moue,c’est à considérer. – Cydalise, mon enfant, es-tunégrophile ?

– Ah çà! ne blaguons plus, Carabine, dit la Nourrisson. Quediable ! nous sommes en affaires, monsieur et moi.

– Si je me redonne une Française, je la veux toute à moi, repritle Brésilien. Je vous en préviens, mademoiselle, je suis un roi,mais pas un roi constitutionnel ; je suis un czar, j’ai achetétous les sujets, et personne ne sort de mon royaume, qui se trouveà cent lieues de toute habitation, il est bordé de sauvages du côtéde l’intérieur, et séparé de la côte par un désert grand commevotre France…

– J’aime mieux une mansarde ici ! dit Carabine.

– C’est ce que je pensais, répliqua le Brésilien, puisque j’aivendu toutes mes terres et tout ce que je possédais à Rio deJaneiro pour venir retrouver Mme Marneffe.

– On ne fait pas ces voyages-là pour rien, dit Mme Nourrisson.Vous avez le droit d’être aimé pour vous-même, étant surtout trèsbeau… Oh ! il est beau, dit-elle à Carabine.

– Très beau ! plus beau que le postillon de Longjumeau,répondit la lorette.

Cydalise prit la main du Brésilien, qui se débarrassa d’elle leplus honnêtement possible.

– J’étais revenu pour enlever Mme Marneffe ! reprit leBrésilien en reprenant son argumentation, et vous ne savez paspourquoi j’ai mis trois ans à revenir ?

– Non, sauvage, dit Carabine.

– Eh bien, elle m’avait tant dit qu’elle voulait vivre avec moi,seule, dans un désert !…

– Ce n’est plus un sauvage, dit Carabine en partant d’un éclatde rire, il est de la tribu des jobards civilisés.

– Elle me l’avait tant répété, reprit le baron, insensible auxrailleries de la lorette, que j’ai fait arranger une habitationdélicieuse au centre de cette immense propriété. Je reviens enFrance chercher Valérie, et, la nuit où je l’ai revue…

– Revue est décent, dit Carabine, je retiens le mot !

– Elle m’a dit d’attendre la mort de ce misérable Marneffe, etj’ai consenti, tout en lui pardonnant d’avoir accepté les hommagesde Hulot. Je ne sais pas si le diable a pris des jupes, mais cettefemme, depuis ce moment, a satisfait à tous mes caprices, à toutesmes exigences ; enfin, elle ne m’a pas donné lieu de lasuspecter pendant une minute !…

– Ça, c’est très fort, dit Carabine à Mme Nourrisson.

Mme Nourrisson hocha la tête en signe d’assentiment.

– Ma foi en cette femme, dit Montès en laissant couler seslarmes, égale mon amour. J’ai failli souffleter tout ce monde àtable, tout à l’heure…

– Je l’ai bien vu ! dit Carabine.

– Si je suis trompé, si elle se marie, et si elle est en cemoment dans les bras de Steinbock, cette femme a mérité millemorts, et je la tuerai comme on écrase une mouche…

– Et les gendarmes, mon petit ?… dit Mme Nourrisson avec unsourire de vieille qui donnait la chair de poule.

– Et le commissaire de police, et les juges, et la courd’assises, et tout le tremblement ?… dit Carabine.

– Vous êtes un fat ! mon cher, reprit Mme Nourrisson, quivoulait connaître les projets de vengeance du Brésilien.

– Je la tuerai ! répéta froidement le Brésilien. Ah çà!vous m’avez appelé sauvage… Est-ce que vous croyez que je vaisimiter la sottise de vos compatriotes qui vont acheter du poisonchez les pharmaciens ?… J’ai pensé, pendant le temps que vousavez mis à venir chez vous, à ma vengeance, dans le cas où vousauriez raison contre Valérie. L’un de mes nègres porte avec lui leplus sûr des poisons animaux, une terrible maladie qui vaut mieuxqu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au Brésil : je la faisprendre à Cydalise, qui me la donnera ; puis, quand la mortsera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par delàles Açores avec votre cousine, que je ferai guérir et que jeprendrai pour femme. Nous autres sauvages, nous avons nosprocédés !… Cydalise, dit-il en regardant la Normande, est labête qu’il me faut. Que doit-elle ?…

– Cent mille francs ! dit Cydalise.

– Elle parle peu, mais bien, dit à voix basse Carabine à MmeNourrisson.

– Je deviens fou ! s’écria d’une voix creuse le Brésilienen retombant sur une causeuse. J’en mourrai ! Mais je veuxvoir, car c’est impossible ! Un billet lithographié!… qui medit que ce n’est pas l’œuvre d’un faussaire ?… Le baron Hulotaimer Valérie !… dit-il en se rappelant le discours deJosépha ; mais la preuve qu’il ne l’aimait pas, c’est qu’elleexiste !… Moi, je ne la laisserai vivante à personne, si ellen’est pas toute à moi !…

Montès était effrayant à voir, et plus effrayant àentendre ! Il rugissait, il se tordait ; tout ce qu’iltouchait était brisé, le bois de palissandre semblait être duverre.

– Comme il casse ! dit Carabine en regardant la Nourrisson.- Mon petit, reprit-elle en donnant une tape au Brésilien, Rolandfurieux fait très bien dans un poème ; mais, dans unappartement, c’est prosaïque et cher.

– Mon fils, dit la Nourrisson en se levant et allant se poser enface du Brésilien abattu, je suis de ta religion ! Quand onaime d’une certaine façon, qu’on s’est agrafé à mort, la vie répondde l’amour. Celui qui s’en va arrache tout, quoi ! c’est unedémolition générale. Tu as mon estime, mon admiration, monconsentement, surtout pour ton procédé qui va me rendre négrophile.Mais tu aimes ! tu reculeras ?…

– Moi !… si c’est une infâme, je…

– Voyons, tu causes trop, à la fin des fins ! reprit laNourrisson redevenant elle-même. Un homme qui veut se venger et quise dit sauvage à procédés se conduit autrement. Pour qu’on te fassevoir ton objet dans son paradis, il faut prendre Cydalise et avoirl’air d’entrer là, par suite d’une erreur de bonne, avec taparticulière ; mais pas d’esclandre ! Si tu veux tevenger, il faut caponner, avoir l’air d’être au désespoir et tefaire rouler par ta maîtresse ?… Ça y est-il ? dit MmeNourrisson en voyant le Brésilien surpris d’une machination sisubtile.

– Allons, l’autruche, répondit-il, allons !… jecomprends.

– Adieu, mon bichon, dit Mme Nourrisson à Carabine.

Elle fit signe à Cydalise de descendre avec Montès, et restaseule avec Carabine.

– Maintenant, ma mignonne, je n’ai peur que d’une chose, c’estqu’il l’étrangle ! Je serais dans de mauvais draps, il ne nousfaut que des affaires en douceur. Oh ! je crois que tu asgagné ton tableau de Raphaël, mais on dit que c’est un Mignard.Sois tranquille, c’est beaucoup plus beau ; on m’a dit que lesRaphaël étaient tout noirs, tandis que celui-là, c’est gentil commeun Girodet.

– Je ne tiens qu’à l’emporter sur Josépha ! s’écriaCarabine, et ça m’est égal que ça soit avec un Mignard ou avec unRaphaël… Non, cette voleuse avait des perles ce soir… , on sedamnerait pour !

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