La Cousine Bette

Chapitre 26Terrible indiscrétion

Mme Marneffe eut une furieuse envie de voir le jeune comteSteinbock après en avoir appris l’histoire ; peut-être envoulait-elle obtenir quelque bijou, pendant qu’elle vivait encoresous le même toit. Cette curiosité déplut tant au baron, queValérie jura de ne jamais regarder Wenceslas. Mais, après avoirfait récompenser l’abandon de cette fantaisie par un petit servicede thé complet en vieux Sèvres, pâte tendre, elle garda son désirau fond de son cœur, écrit comme sur un agenda. Donc, un jourqu’elle avait prié sa cousine Bette de venir prendre ensemble leurcafé dans sa chambre, elle la mit sur le chapitre de son amoureux,afin de savoir si elle pourrait le voir sans danger.

– Ma petite, dit-elle, car elles se traitaient mutuellement dema petite, pourquoi ne m’avez-vous pas encore présenté votreamoureux ?… Savez-vous qu’il est en peu de temps devenucélèbre ?

– Lui, célèbre ?

– Mais on ne parle que de lui !…

– Ah ! bah ! s’écria Lisbeth.

– Il va faire la statue de mon père, et je lui serai bien utilepour la réussite de son œuvre, car Mme Montcornet ne peut pas,comme moi, lui prêter une miniature de Sain, un chef-d’œuvre faiten 1809, avant la campagne de Wagram, et donné à ma pauvre mère,enfin un Montcornet jeune et beau…

Sain et Augustin tenaient à eux deux le sceptre de la peintureen miniature sous l’Empire.

– Il va, dites-vous, ma petite, faire une statue ?… demandaLisbeth.

– De neuf pieds, commandée par le ministère de la Guerre. Ah çà!d’où sortez-vous ? je vous apprends ces nouvelles-là! Mais legouvernement va donner au comte Steinbock un atelier et un logementau Gros-Caillou, au Dépôt des marbres ; votre Polonais en serapeut-être le directeur, une place de deux mille francs, une bagueau doigt…

– Comment savez-vous tout cela, quand, moi, je ne le saispas ? dit enfin Lisbeth en sortant de sa stupeur.

– Voyons, ma chère petite cousine Bette, dit gracieusement MmeMarneffe, êtes-vous susceptible d’une amitié dévouée, à touteépreuve ? Voulez-vous que nous soyons comme deux sœurs ?Voulez-vous me jurer de n’avoir pas plus de secrets pour moi que jen’en aurai pour vous, d’être mon espion comme je serai levôtre ?… Voulez-vous surtout me jurer que vous ne me vendrezjamais, ni à mon mari, ni à M. Hulot, et que vous n’avouerez jamaisque c’est moi qui vous ai dit…

Mme Marneffe s’arrêta dans cette œuvre de picador, la cousineBette l’effraya. La physionomie de la Lorraine était devenueterrible. Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceuxdes tigres. Sa figure ressemblait à celles que nous supposons auxpythonisses, elle serrait les dents pour les empêcher de claquer,et une affreuse convulsion faisait trembler ses membres. Elle avaitglissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour lesempoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; ellebrûlait ! La fumée de l’incendie qui la ravageait semblaitpasser par ses rides comme par autant de crevasses labourées parune éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime.

– Eh bien, pourquoi vous arrêtez-vous ? dit-elle d’une voixcreuse ; je serai pour vous tout ce que j’étais pour lui.Oh ! je lui aurais donné mon sang !…

– Vous l’aimez donc ?…

– Comme s’il était mon enfant !…

– Eh bien, reprit Mme Marneffe en respirant plus à l’aise,puisque vous ne l’aimez que comme ça, vous allez être bienheureuse, car vous le voulez heureux ?

Lisbeth répondit par un signe de tête rapide comme celui d’unefolle.

– Il épouse dans un mois votre petite-cousine.

– Hortense ? cria la vieille fille en se frappant le frontet en se levant.

– Ah çà! vous l’aimez donc, ce jeune homme ? demanda MmeMarneffe.

– Ma petite, c’est entre nous à la vie, à la mort, dit MlleFischer. Oui, si vous avez des attachements, ils me seront sacrés.Enfin, vos vices deviendront pour moi des vertus, car j’en auraibesoin, moi, de vos vices !

– Vous viviez donc avec lui ? s’écria Valérie.

– Non, je voulais être sa mère…

– Ah ! je n’y comprends plus rien, reprit Valérie ;car alors vous n’êtes pas jouée ni trompée, et vous devez être bienheureuse de lui voir faire un beau mariage, le voilà lancé.D’ailleurs, tout est bien fini pour vous, allez. Notre artiste vatous les jours chez Mme Hulot, dès que vous sortez pour dîner…

– Adeline !… se dit Lisbeth, ô Adeline, tu me le payeras,je te rendrai plus laide que moi !…

– Mais vous voilà pâle comme une morte ! reprit Valérie. Ily a donc quelque chose ?… Oh ! suis-je bête ! lamère et la fille doivent se douter que vous mettriez des obstaclesà cet amour, puisqu’elles se cachent de vous, s’écria MmeMarneffe ; mais, si vous ne viviez pas avec le jeune homme,tout cela, ma petite, est pour moi plus obscur que le cœur de monmari…

– Oh ! vous ne savez pas, vous, reprit Lisbeth, vous nesavez pas ce que c’est que cette manigance-là! c’est le derniercoup qui tue ! En ai-je reçu, des meurtrissures à l’âme !Vous ignorez que, depuis l’âge où l’on sent, j’ai été immolée àAdeline ! On me donnait des coups, et on lui faisait descaresses ! J’allais mise comme une souillon, et elle étaitvêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais leslégumes ; et, elle, ses dix doigts ne se remuaient que pourarranger des chiffons !… Elle a épousé le baron, elle estvenue briller à la cour de l’empereur, et je suis restée jusqu’en1809 dans mon village, attendant un parti sortable, pendant quatreans ; ils m’en ont tirée, mais pour me faire ouvrière et pourme proposer des employés, des capitaines qui ressemblaient à desportiers !… J’ai eu pendant vingt-six ans tous leurs restes…Et voilà que, comme dans l’Ancien Testament, le pauvre possède unseul agneau qui fait son bonheur, et le riche qui a des troupeauxenvie la brebis du pauvre et la lui dérobe… sans le prévenir, sansla lui demander. Adeline me filoute mon bonheur !…Adeline ! Adeline ! je te verrai dans la boue et plus basque moi !… Hortense, que j’aimais, m’a trompée… Le baron… Non,cela n’est pas possible. Voyons, redites-moi les choses qui làdedans peuvent être vraies ?

– Calmez-vous, ma petite…

– Valérie, mon cher ange, je vais me calmer, répondit cettefille bizarre en s’asseyant. Une seule chose peut me rendre laraison : donnez-moi une preuve !…

– Mais votre cousine Hortense possède le groupe de Samson, dontvoici la lithographie publiée par une revue ; elle l’a payé deses économies ; et c’est le baron qui, dans l’intérêt de sonfutur gendre, le lance et obtient tout.

– De l’eau !… de l’eau ! demanda Lisbeth après avoirjeté les yeux sur la lithographie, au bas de laquelle elle lut :Groupe appartenant à Mlle Hulot d’Ervy. De l’eau ! ma têtebrûle, je deviens folle !

Mme Marneffe apporta de l’eau ; la vieille fille ôta sonbonnet, défit ses noirs cheveux, et se mit la tête dans la cuvetteque lui tint sa nouvelle amie ; elle s’y trempa le front àplusieurs reprises, et arrêta l’inflammation commencée. Après cetteimmersion, elle retrouva tout son empire sur elle-même.

– Pas un mot, dit-elle à Mme Marneffe en s’essuyant, pas un motde tout ceci… Voyez !… je suis tranquille, et tout est oublié,je pense à bien autre chose !

– Elle sera demain à Charenton, c’est sûr, se dit Mme Marneffeen regardant la Lorraine.

– Que faire ? reprit Lisbeth. Voyez-vous, mon petit ange,il faut se taire, courber la tête, et aller à la tombe, comme l’eauva droit à la rivière. Que tenterais-je ? Je voudrais réduiretout ce monde, Adeline, sa fille, le baron, en poussière !Mais que peut une parente pauvre contre toute une familleriche ?… Ce serait l’histoire du pot de terre contre le pot defer.

– Oui, vous avez raison, répondit Valérie ; il fautseulement s’occuper de tirer le plus de foin à soi du râtelier.Voilà la vie à Paris.

– Et, dit Lisbeth, je mourrai promptement, allez, si je perdscet enfant, à qui je croyais toujours servir de mère, avec qui jecomptais vivre toute ma vie…

Elle eut des larmes dans les yeux, et s’arrêta. Cettesensibilité chez cette fille de soufre et de feu fit frissonner MmeMarneffe.

– Eh bien, je vous trouve, dit-elle en prenant la main deValérie, c’est une consolation dans ce grand malheur… Nous nousaimerons bien ; et pourquoi nous quitterions-nous ? jen’irai jamais sur vos brisées. On ne m’aimera jamais, moi !…tous ceux qui voulaient de moi m’épousaient à cause de laprotection de mon cousin… Avoir de l’énergie à escalader leparadis, et l’employer à se procurer du pain, de l’eau, desguenilles et une mansarde ! Ah ! c’est là, ma petite, unmartyre ! J’y ai séché.

Elle s’arrêta brusquement et plongea dans les yeux bleus de MmeMarneffe un regard noir qui traversa l’âme de cette jolie femme,comme la lame d’un poignard lui eût traversé le cœur.

– Et pourquoi parler ? s’écria-t-elle en s’adressant unreproche à elle-même. Ah ! je n’en ai jamais tant dit,allez !… La triche en reviendra à son maître !…ajouta-t-elle après une pause, en employant une expression dulangage enfantin. Comme vous dites sagement : aiguisons nos dentset tirons du râtelier le plus de foin possible.

– Vous avez raison, dit Mme Marneffe, que cette crise effrayaitet qui ne se souvenait plus d’avoir émis cet apophtegme. Je vouscrois dans le vrai, ma petite. Allez, la vie n’est déjà pas silongue, il faut en tirer parti tant qu’on peut, et employer lesautres à son plaisir !… J’en suis arrivée là, moi, sijeune ! J’ai été élevée en enfant gâtée, mon père s’est mariépar ambition et m’a presque oubliée, après avoir fait de moi sonidole, après m’avoir élevée comme la fille d’une reine ! Mapauvre mère, qui me berçait des plus beaux rêves, est morte dechagrin en me voyant épouser un petit employé à douze cents francs,vieux et froid libertin à trente-neuf ans, corrompu comme un bagne,et qui ne voyait en moi que ce qu’on voyait en vous, un instrumentde fortune !… Eh bien, j’ai fini par trouver que cet hommeinfâme est le meilleur des maris. En me préférant les sales guenonsdu coin de la rue, il me laisse libre. S’il prend tous sesappointements pour lui, jamais il ne me demande compte de lamanière dont je me fais des revenus…

A son tour, elle s’arrêta, comme une femme qui se sent entraînéepar le torrent de la confidence, et, frappée de l’attention que luiprêtait Lisbeth, elle jugea nécessaire de s’assurer d’elle avant delui livrer ses derniers secrets.

– Voyez, ma petite, quelle est ma confiance en vous !…reprit Mme Marneffe, à qui Lisbeth répondit par un signeexcessivement rassurant.

On jure souvent par les yeux et par un mouvement de tête plussolennellement qu’à la cour d’assises.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer