La Cousine Bette

Chapitre 13Le Louvre

A sept heures, le baron, voyant son frère, son fils, la baronneet Hortense occupés tous à faire le whist, partit pour allerapplaudir sa maîtresse à l’Opéra en emmenant la cousine Bette, quidemeurait rue du Doyenné, et qui prétextait de la solitude de cequartier désert pour toujours s’en aller après le dîner. LesParisiens avoueront tous que la prudence de la vieille fille étaitrationnelle.

L’existence du pâté de maisons qui se trouvent le long du vieuxLouvre est une de ces protestations que les Français aiment à fairecontre le bon sens, pour que l’Europe se rassure sur la dosed’esprit qu’on leur accorde et ne les craigne plus. Peut-êtreavons-nous là, sans le savoir, quelque grande pensée politique. Cene sera certes pas un hors-d’œuvre que de décrire ce coin du Parisactuel, plus tard on ne pourrait pas l’imaginer ; et nosneveux, qui verront sans doute le Louvre achevé, se refuseraient àcroire qu’une pareille barbarie ait subsisté pendant trente-sixans, au cœur de Paris, en face du palais où trois dynasties ontreçu, pendant ces dernières trente-six années, l’élite de la Franceet celle de l’Europe.

Depuis le guichet qui mène au pont du Carrousel jusqu’à la ruedu Musée, tout homme venu, ne fût-ce que pour quelques jours, àParis, remarque une dizaine de maisons à façades ruinées, où lespropriétaires découragés ne font aucune réparation, et qui sont lerésidu d’un ancien quartier en démolition depuis le jour oùNapoléon résolut de terminer le Louvre. La rue et l’impasse duDoyenné, voilà les seules voies intérieures de ce pâté sombre etdésert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n’yvoit jamais personne. Le pavé, beaucoup plus bas que celui de lachaussée de la rue du Musée, se trouve au niveau de celui de la rueFroidmanteau. Enterrées déjà par l’exhaussement de la place, cesmaisons sont enveloppées de l’ombre éternelle que projettent leshautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle dunord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial, la profondeurcaverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces decryptes, des tombeaux vivants.

Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort,et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid,l’on se demande qui peut demeurer là, ce qui doit s’y passer lesoir, à l’heure où cette ruelle se change en coupe-gorge, et où lesvices de Paris, enveloppés du manteau de la nuit, se donnent pleinecarrière. Ce problème, effrayant par lui-même, devient horriblequand on voit que ces prétendues maisons ont pour ceinture unmarais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavésmoutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, des baraquessinistres du côté des galeries, et des steppes de pierres de tailleet de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignonsqui cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite quicherchent leurs têtes doivent danser des sarabandes au clair de lalune dans ces déserts dominés par la voûte d’une chapelle encoredebout, comme pour prouver que la religion catholique, si vivace enFrance, survit à tout. Voici bientôt quarante ans que le Louvrecrie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtresbéantes : « Extirpez ces verrues de ma face ! » On a sans doutereconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliserau cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeurqui caractérise la reine des capitales. Aussi ces ruines froides,au sein desquelles le journal des légitimistes a commencé lamaladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue du Musée,l’enceinte en planches des étalagistes qui la garnissentauront-elles la vie plus longue et plus prospère que celle de troisdynasties peut-être !

Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées àdisparaître avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgrél’obligation que l’état du quartier lui faisait de se retirer avantla nuit close. Cette nécessité s’accordait, d’ailleurs, avecl’habitude villageoise qu’elle avait conservée de se coucher et dese lever avec le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne denotables économies sur l’éclairage et le chauffage. Elle demeuraitdonc dans une des maisons auxquelles la démolition du fameux hôteloccupé par Cambacérès a rendu la vue de la place.

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