La Cousine Bette

Chapitre 109Changement du père Thoul en père Thorec

Victorin revint chez lui, gardant ses perplexités, et ne pouvantles communiquer à personne. A dîner, la baronne annonça joyeusementà ses enfants que, sous un mois, leur père pourrait partager leuraisance et achever paisiblement ses jours en famille.

– Ah ! je donnerais bien mes trois mille six cents francsde rente pour voir le baron ici ! s’écria Lisbeth. Mais, mabonne Adeline, ne conçois pas de pareilles joies par avance, jet’en prie !

– Lisbeth a raison, dit Célestine. Ma chère mère, attendezl’événement.

La baronne, tout cœur, tout espérance, raconta sa visite àJosépha, trouva ces pauvres filles malheureuses dans leur bonheur,et parla de Chardin, le matelassier, le père du garde-magasind’Oran, en montrant ainsi qu’elle ne se livrait pas à un fauxespoir.

Lisbeth, le lendemain matin, était à sept heures, dans unfiacre, sur le quai de la Tournelle, où elle fit arrêter à l’anglede la rue de Poissy.

– Allez, dit-elle au cocher, rue des Bernardins, au numéro 7,c’est une maison à allée et sans portier. Vous monterez auquatrième étage, vous sonnerez à la porte de gauche, sur laquelled’ailleurs vous lirez : « Mlle Chardin, repriseuse de dentelles etde cachemires. » On viendra. Vous demanderez le chevalier. On vousrépondra : « Il est sorti. » Vous direz : « Je le sais bien, maistrouvez-le, car sa bonne est là sur le quai, dans un fiacre, etveut le voir…  »

Vingt minutes après, un vieillard, qui paraissait âgé dequatre-vingts ans, aux cheveux entièrement blancs, le nez rougi parle froid dans une figure pâle et ridée comme celle d’une vieillefemme, allant d’un pas traînant, les pieds dans des pantoufles delisière, le dos voûté, vêtu d’une redingote d’alpaga chauve, neportant pas de décoration, laissant passer à ses poignets lesmanches d’un gilet tricoté, et la chemise d’un jaune inquiétant, semontra timidement, regarda le fiacre, reconnut Lisbeth, et vint àla portière.

– Ah ! mon cher cousin, dit-elle, dans quel état vousêtes !

– Elodie prend tout pour elle ! dit le baron Hulot. CesChardin sont des canailles puantes…

– Voulez-vous revenir avec nous ?

– Oh ! non, non, dit le vieillard ; je voudrais passeren Amérique…

– Adeline est sur vos traces…

– Ah ! si l’on pouvait payer mes dettes, demanda le barond’un air défiant, car Samanon me poursuit.

– Nous n’avons pas encore payé votre arriéré, votre fils doitencore cent mille francs…

– Pauvre garçon !

– Et votre pension ne sera libre que dans sept à huit mois… Sivous voulez attendre, j’ai là deux mille francs !

Le baron tendit la main par un geste avide, effrayant.

– Donne ! Lisbeth ! Que Dieu te récompense !Donne ! je sais où aller !

– Mais vous me le direz, vieux monstre ?

– Oui. Je puis attendre ces huit mois, car j’ai découvert unpetit ange, une bonne créature, une innocente, et qui n’est pasassez âgée pour être encore dépravée.

– Songez à la cour d’assises, dit Lisbeth, qui se flattait d’yvoir un jour Hulot.

– Eh ! c’est rue de Charonne ! dit le baron Hulot, unquartier où tout arrive sans esclandre. Va, l’on ne me trouverajamais. Je me suis déguisé, Lisbeth, en père Thorec, on me prendrapour un ancien ébéniste, la petite m’aime, et je ne me laisseraiplus manger la laine sur le dos.

– Non, c’est fait ! dit Lisbeth en regardant la redingote.Si je vous y conduisais, cousin ?…

Le baron Hulot monta dans la voiture, en abandonnant Mlle Elodiesans lui dire adieu, comme on jette un roman lu.

En une demi-heure, pendant laquelle le baron Hulot ne parla quede la petite Atala Judici à Lisbeth, car il était arrivé par degrésaux affreuses passions qui ruinent les vieillards, sa cousine ledéposa, muni de deux mille francs, rue de Charonne, dans lefaubourg Saint-Antoine, à la porte d’une maison à façade suspecteet menaçante.

– Adieu, cousin ; tu seras maintenant le père Thorec,n’est-ce pas ? Ne m’envoie que des commissionnaires, et en lesprenant toujours à des endroits différents.

– C’est dit. Oh ! je suis bien heureux ! dit le baron,dont la figure fut éclairée par la joie d’un futur et tout nouveaubonheur.

– On ne le trouvera pas là, se dit Lisbeth, qui fit arrêter sonfiacre au boulevard Beaumarchais, d’où elle revint, en omnibus, rueLouis-le-Grand.

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