La Cousine Bette

Chapitre 32La vengeance manquée

Le surlendemain, à quatre heures et demie du matin, au moment oùle comte Steinbock dormait du plus profond sommeil, il entenditfrapper à la porte de sa mansarde ; il alla ouvrir, et vitentrer deux hommes mal vêtus, accompagnés d’un troisième, dontl’habillement annonçait un huissier malheureux.

– Vous êtes M. Wenceslas, comte Steinbock ? lui dit cedernier.

– Oui, monsieur.

– Je me nomme Grasset, monsieur, successeur de M. Louchard,garde du commerce…

– Eh bien ?

– Vous êtes arrêté, monsieur, il faut nous suivre à la prison deClichy… Veuillez vous habiller… Nous y avons mis des formes, commevous voyez : je n’ai point pris de garde municipal, il y a unfiacre en bas.

– Vous êtes emballé proprement… dit un des recors ; aussicomptons-nous sur votre générosité.

Steinbock s’habilla, descendit l’escalier, tenu sous chaque braspar un recors ; quand il fut mis en fiacre, le cocher partitsans ordre, et en homme qui sait où aller ; en une demi-heure,le pauvre étranger se trouva bien et dûment écroué, sans avoir faitune réclamation, tant était grande sa surprise.

A dix heures, il fut demandé au greffe de la prison, et il ytrouva Lisbeth, qui, tout en pleurs, lui donna de l’argent afin debien vivre et de se procurer une chambre assez vaste pour pouvoir ytravailler.

– Mon enfant, lui dit-elle, ne parlez de votre arrestation àpersonne, n’écrivez à âme qui vive, cela tuerait votre avenir, ilfaut cacher cette flétrissure, je vous aurai bientôt délivré, jevais réunir la somme… soyez tranquille. Ecrivez-moi ce que je doisvous apporter pour vos travaux. Je mourrai ou vous serez bientôtlibre.

– Oh ! je vous devrai deux fois la vie ! s’écria-t-il,car je perdrais plus que la vie, si l’on me croyait un mauvaissujet.

Lisbeth sortit la joie dans le cœur ; elle espéraitpouvoir, en tenant son artiste sous clef, faire manquer son mariageavec Hortense en le disant marié, gracié par les efforts de safemme, et parti pour la Russie. Aussi, pour exécuter ce plan, serendit-elle vers trois heures chez la baronne, quoique ce ne fûtpas le jour où elle y dînait habituellement ; mais ellevoulait jouir des tortures auxquelles sa petite-cousine allait êtreen proie au moment où Wenceslas avait coutume de venir.

– Tu viens dîner, Bette ? demanda la baronne en cachant sondésappointement.

– Mais oui.

– Bien ! répondit Hortense, je vais aller dire qu’on soitexact, car tu n’aimes pas à attendre.

Hortense fit un signe à sa mère pour la rassurer ; car ellese proposait de dire au valet de chambre de renvoyer M. Steinbockquand il se présenterait ; mais, le valet de chambre étantsorti, Hortense fut obligée de faire sa recommandation à la femmede chambre, et la femme de chambre monta chez elle pour y prendreson ouvrage afin de rester dans l’antichambre.

– Et mon amoureux ? dit la cousine Bette à Hortense quandelle fut revenue, vous ne m’en parlez plus.

– A propos, que devient-il ? dit Hortense, car il estcélèbre. Tu dois être contente, ajouta-t-elle à l’oreille de sacousine, on ne parle que de M. Wenceslas Steinbock.

– Beaucoup trop, répondit-elle à haute voix. Monsieur sedérange. S’il ne s’agissait que de le charmer au point del’emporter sur les plaisirs de Paris, je connais mon pouvoir ;mais on dit que, pour s’attacher un pareil artiste, l’empereurNicolas lui fait grâce…

– Ah bah ! fit la baronne.

– Comment sais-tu cela ? demanda Hortense, qui fut prisecomme d’une crampe au cœur.

– Mais, reprit l’atroce Bette, une personne à qui il appartientpar les liens les plus sacrés, sa femme, le lui a écrit hier. Ilveut partir ; ah ! il serait bien bête de quitter laFrance pour la Russie…

Hortense regarda sa mère en laissant sa tête aller de côté; labaronne n’eut que le temps de prendre sa fille évanouie, blanchecomme la dentelle de son fichu.

– Lisbeth ! tu m’a tué ma fille !… cria la baronne. Tues née pour notre malheur.

– Ah ! çà! quelle est ma faute en ceci, Adeline ?demanda la Lorraine en se levant et prenant une attitude menaçanteà laquelle, dans son trouble, la baronne ne fit aucuneattention.

– J’ai tort, répondit Adeline en soutenant Hortense.Sonne !

En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux femmes tournèrent latête ensemble et virent Wenceslas Steinbock, à qui la cuisinière,en l’absence de la femme de chambre, avait ouvert la porte.

– Hortense ! cria l’artiste, qui bondit jusqu’au groupeformé par les trois femmes.

Et il embrassa sa prétendue au front sous les yeux de la mère,mais si pieusement, que la baronne ne s’en fâcha point. C’était,contre l’évanouissement, un sel meilleur que tous les sels anglais.Hortense ouvrit les yeux, vit Wenceslas, et ses couleurs revinrent.Un instant après, elle se trouva tout à fait remise.

– Voilà donc ce que vous me cachiez ? dit la cousine Betteen souriant à Wenceslas et en paraissant deviner la vérité d’aprèsla confusion des deux cousines. – Comment m’as-tu volé monamoureux ? dit-elle à Hortense en l’emmenant dans lejardin.

Hortense raconta naïvement le roman de son amour à sa cousine.Sa mère et son père, persuadés que la Bette ne se marierait jamais,avaient, dit-elle, autorisé les visites du comte Steinbock.Seulement, Hortense, en Agnès de haute futaie, mit sur le compte duhasard l’acquisition du groupe et l’arrivée de l’auteur, qui, selonelle, avait voulu savoir le nom de son premier acquéreur.

Steinbock vint aussitôt retrouver les deux cousines pourremercier avec effusion la vieille fille de sa prompte délivrance.Lisbeth répondit jésuitiquement à Wenceslas que, le créancier nelui ayant fait que de vagues promesses, elle ne comptait l’allerdélivrer que le lendemain, et que leur prêteur, honteux d’uneignoble persécution, avait sans doute pris les devants. La vieillefille d’ailleurs parut heureuse, et félicita Wenceslas sur sonbonheur.

– Méchant enfant ! lui dit-elle devant Hortense et sa mère,si vous m’aviez, avant-hier soir, avoué que vous aimiez ma cousineHortense et que vous en étiez aimé, vous m’auriez épargné bien deslarmes. Je croyais que vous abandonniez votre vieille amie, votreinstitutrice, tandis qu’au contraire vous allez être moncousin ; désormais vous m’appartiendrez par des liens faibles,il est vrai, mais qui suffisent aux sentiments que je vous aivoués…

Et elle embrassa Wenceslas au front. Hortense se jeta dans lesbras de sa cousine et fondit en larmes.

– Je te dois mon bonheur, lui dit-elle, je ne l’oublieraijamais…

– Cousine Bette, reprit la baronne en embrassant Lisbeth pendantl’ivresse où elle était de voir les choses si bien arrangées, lebaron et moi nous avons une dette envers toi, nousl’acquitterons ; viens causer d’affaires dans le jardin,dit-elle en l’emmenant.

Lisbeth joua donc en apparence le rôle du bon ange de lafamille ; elle se voyait adorée de Crevel, de Hulot, d’Adelineet d’Hortense.

– Nous voulons que tu ne travailles plus, dit la baronne. Ensupposant que tu puisses gagner quarante sous par jour, lesdimanches exceptés, cela fait six cents francs par an. Eh bien, àquelle somme montent tes économies ?

– Quatre mille cinq cent francs.

– Pauvre cousine ! dit la baronne.

Elle leva les yeux au ciel, tant elle se sentait attendrie enpensant à toutes les peines et aux privations que supposait cettesomme, amassée en trente ans. Lisbeth, qui se méprit au sens decette exclamation, y vit le dédain moqueur de la parvenue, et sahaine acquit une dose formidable de fiel, au moment même où sacousine abandonnait toutes ses défiances envers le tyran de sonenfance.

– Nous augmenterons cette somme de dix mille cinq cents francs,reprit Adeline, nous placerons le tout en ton nom commeusufruitière, et au nom d’Hortense comme nue propriétaire ; tuposséderas ainsi six cents francs de rente…

Lisbeth parut être au comble du bonheur. Quand elle revint, sonmouchoir sur les yeux et occupée à étancher des larmes de joie,Hortense lui raconta toutes les faveurs qui pleuvaient surWenceslas, le bien-aimé de toute la famille.

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