La Cousine Bette

Chapitre 37Réflexions morales sur l’immoralité

Quand, à Paris, une femme a résolu de faire métier etmarchandise de sa beauté, ce n’est pas une raison pour qu’ellefasse fortune. On y rencontre d’admirables créatures, trèsspirituelles, dans une affreuse médiocrité, finissant très mal unevie commencée par les plaisirs. Voici pourquoi : se destiner à lacarrière honteuse des courtisanes, avec l’intention d’en palper lesavantages, tout en gardant la robe d’une honnête bourgeoise mariée,ne suffit pas. Le vice n’obtient pas facilement sestriomphes ; il a cette similitude avec le génie, qu’ilsexigent tous deux un concours de circonstances heureuses pouropérer le cumul de la fortune et du talent. Supprimez les phasesétranges de la Révolution, l’empereur n’existe plus, il n’auraitplus été qu’une seconde édition de Fabert. La beauté vénale sansamateurs, sans célébrité, sans la croix déshonneur que lui valentdes fortunes dissipées, c’est un Corrége dans un grenier, c’est legénie expirant dans sa mansarde. Une Laïs à Paris doit donc, avanttout, trouver un homme riche qui se passionne assez pour lui donnerson prix. Elle doit surtout conserver une grande élégance, qui,pour elle, est une enseigne, avoir d’assez bonnes manières pourflatter l’amour-propre des hommes, posséder cet esprit à la SophieArnould qui réveille l’apathie des riches ; enfin elle doit sefaire désirer par les libertins en paraissant être fidèle à unseul, dont le bonheur est alors envié.

Ces conditions, que ces sortes de femmes appellent la chance, seréalisent assez difficilement à Paris, quoique ce soit une villepleine de millionnaires, de désœuvrés, de gens blasés et àfantaisies. La Providence a sans doute protégé fortement en ceciles ménages d’employés et la petite bourgeoisie, pour qui cesobstacles sont au moins doublés par le milieu dans lequel ilsaccomplissent leurs évolutions.

Néanmoins, il se trouve encore assez de Mme Marneffe à Parispour que Valérie doive figurer comme un type dans cette histoire demœurs. De ces femmes, les unes obéissent à la fois à des passionsvraies et à la nécessité, comme Mme Colleville, qui fut pendant silongtemps attachée à l’un des plus célèbres orateurs du côtégauche, le banquier Keller ; les autres sont poussées par lavanité, comme Mme de la Baudraye, restée à peu près honnête malgrésa fuite avec Lousteau ; celle-ci sont entraînées par lesexigences de la toilette, et celles-là par l’impossibilité de fairevivre un ménage avec des appointements évidemment trop faibles. Laparcimonie de l’Etat ou des Chambres, si vous voulez, cause biendes malheurs, engendre bien des corruptions. On s’apitoie en cemoment beaucoup sur le sort des classes ouvrières, on les présentecomme égorgées par les fabricants ; mais l’Etat est plus durcent fois que l’industriel le plus avide ; il pousse, en faitde traitements, l’économie jusqu’au non-sens. Travaillez beaucoup,l’industrie vous paye en raison de votre travail ; mais quedonne l’Etat à tant d’obscurs et dévoués travailleurs ?

Dévier du sentier de l’honneur est, pour la femme mariée, uncrime inexcusable ; mais il est des degrés dans cettesituation. Quelques femmes, loin d’être dépravées, cachent leursfautes et demeurent d’honnêtes femmes en apparence, comme les deuxdont les aventures viennent d’être rappelées ; tandis quecertaines d’entre elle joignent à leurs fautes les ignominies de laspéculation. Mme Marneffe est donc en quelque sorte le type de cesambitieuses courtisanes mariées qui, de prime abord, acceptent ladépravation dans toutes ses conséquences, et qui sont décidées àfaire fortune en s’amusant, sans scrupule sur les moyens ;mais elles ont presque toujours, comme Mme Marneffe, leurs marispour embaucheurs et pour complices.

Ces Machiavels en jupons sont les femmes les plusdangereuses ; et, de toutes les mauvaises espèces deParisiennes, c’est la pire. Une vraie courtisane, comme lesJosépha, les Schontz, les Malaga, les Jenny Cadine, etc., portedans la franchise de sa situation un avertissement aussi lumineuxque la lanterne rouge de la prostitution, ou que les quinquets dutrente-et-quarante. Un homme sait alors qu’il s’en va là de saruine. Mais la doucereuse honnêteté, mais les semblants de vertu,mais les façons hypocrites d’une femme mariée qui ne laisse jamaisvoir que les besoins vulgaires d’un ménage, et qui se refuse enapparence aux folies, entraîne à des ruines sans éclat, et qui sontd’autant plus singulières qu’on les excuse en ne se les expliquantpoint. C’est l’ignoble livre de dépense et non la joyeuse fantaisiequi dévore des fortunes. Un père de famille se ruine sans gloire,et la grande consolation de la vanité satisfaite lui manque dans lamisère.

Cette tirade ira comme une flèche au cœur de bien des familles.On voit des Mme Marneffe à tous les étages de l’état social, etmême au milieu des cours ; car Valérie est une triste réalité,moulée sur le vif dans ses plus légers détails. Malheureusement, ceportrait ne corrigera personne de la manie d’aimer de anges au douxsourire, à l’air rêveur, à figure candide, dont le cœur est uncoffre-fort.

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