La Cousine Bette

Chapitre 70Différence entre la mère et la fille

Au moment où le baron Hulot, heureux comme le marié d’un an quidésire un héritier, sortait de la rue Vanneau, Mme Olivier s’étaitfait arracher, par Hortense, la lettre qu’elle devait remettre à M.le comte en main propre. La jeune femme paya cette lettre d’unepièce de vingt francs. Le suicide paye son opium, son pistolet, soncharbon. Hortense lut la lettre, elle la relut ; elle nevoyait que ce papier blanc bariolé de lignes noires, il n’y avaitque ce papier dans la nature, tout était noir autour d’elle. Lalueur de l’incendie qui dévorait l’édifice de son bonheur éclairaitle papier, car la nuit la plus profonde régnait autour d’elle. Lescris de son petit Wenceslas, qui jouait, parvenaient à son oreillecomme s’il eût été dans le fond d’un vallon et qu’elle eût été surun sommet. Outragée à vingt-quatre ans, dans tout l’éclat de labeauté, parée d’un amour pur et dévoué, c’était non pas un coup depoignard, mais la mort. La première attaque avait été purementnerveuse, le corps s’était tordu sous l’étreinte de lajalousie ; mais la certitude attaqua l’âme, le corps futanéanti. Hortense demeura pendant dix minutes environ sous cetteoppression. Le fantôme de sa mère lui apparut et lui fit unerévolution ; elle devint calme et froide, elle recouvra saraison. Elle sonna.

– Que Louise, ma chère, dit-elle à la cuisinière, vous aide.Vous allez faire, le plus tôt possible, des paquets de tout ce quiest à moi ici, et de tout ce qui regarde mon fils. Je vous donneune heure. Quand tout sera prêt, allez chercher sur la place unevoiture, et prévenez-moi. Pas d’observations ! Je quitte lamaison et j’emmène Louise. Vous resterez, vous, avecmonsieur ; ayez bien soin de lui…

Elle passa dans sa chambre, se mit à sa table et écrivit lalettre suivante :

« Monsieur le comte,

La lettre jointe à la mienne vous expliquera la cause de larésolution que j’ai prise.

Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté votre maison, et jeme serai retirée auprès de ma mère, avec notre enfant.

Ne comptez pas que je revienne jamais sur ce parti. Ne croyezpas à l’emportement de la jeunesse, à son irréflexion, à lavivacité de l’amour jeune offensé, vous vous tromperiezétrangement.

J’ai prodigieusement pensé, depuis quinze jours, à la vie, àl’amour, à notre union, à nos devoirs mutuels. J’ai connu dans sonentier le dévouement de ma mère, elle m’a dit ses douleurs !Elle est héroïque tous les jours, depuis vingt-trois ans ;mais je ne me sens pas la force de l’imiter, non que je vous aieaimé moins qu’elle aime mon père, mais par des raisons tirées demon caractère. Notre intérieur deviendrait un enfer, et je pourraisperdre la tête au point de vous déshonorer, de déshonorer notreenfant. Je ne veux pas être une Mme Marneffe ; et, dans cettecarrière, une femme de ma trempe ne s’arrêterait peut-être pas. Jesuis, malheureusement pour moi, une Hulot et non pas uneFischer.

Seule et loin du spectacle de vos désordres, je réponds de moi,surtout occupée de notre enfant, près de ma forte et sublime mère,dont la vie agira sur les mouvements tumultueux de mon cœur. Là, jepuis être une bonne mère, bien élever notre fils et vivre. Chezvous, la femme tuerait la mère, et des querelles incessantesaigriraient mon caractère.

J’accepterais la mort d’un coup ; mais je ne veux pas êtremalade pendant vingt-cinq ans, comme ma mère. Si vous m’avez trahieaprès trois ans d’un amour absolu, continu, pour la maîtresse devotre beau-père, quelles rivales ne me donneriez-vous pas plustard ? Ah ! monsieur, vous commencez bien plus tôt quemon père cette carrière de libertinage, de prodigalité quidéshonore un père de famille, qui diminue le respect des enfants,et au bout de laquelle se trouvent la honte et le désespoir.

Je ne suis point implacable. Des sentiments inflexibles neconviennent point à des êtres faibles qui vivent sous l’oeil deDieu. Si vous conquérez gloire et fortune par des travaux soutenus,si vous renoncez aux courtisanes, aux sentiers ignobles etbourbeux, vous retrouverez une femme digne de vous.

Je vous crois trop gentilhomme pour recourir à la loi. Vousrespecterez ma volonté, monsieur le comte, en me laissant chez mamère ; et, surtout, ne vous y présentez jamais. Je vous ailaissé tout l’argent que vous a prêté cette odieuse femme.Adieu !

« Hortense Hulot. »

Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait auxpleurs, aux cris de la passion égorgée. Elle quittait et reprenaitla plume pour exprimer simplement ce que l’amour déclameordinairement dans ces lettres testamentaires. Le cœur s’exhalaiten interjections, en plaintes, en pleurs ; mais la raisondictait.

La jeune femme, avertie par Louise que tout était prêt,parcourut lentement le jardinet, la chambre, le salon, y regardatout pour la dernière fois. Puis elle fit à la cuisinière lesrecommandations les plus vives pour qu’elle veillât au bien-être demonsieur, en lui promettant de la récompenser si elle voulait êtrehonnête. Enfin, elle monta dans la voiture pour se rendre chez samère, le cœur brisé, pleurant à faire peine à sa femme de chambre,et couvrant le petit Wenceslas de baisers avec une joie délirantequi trahissait encore bien de l’amour pour le père.

La baronne savait déjà par Lisbeth que le beau-père était pourbeaucoup dans la faute de son gendre, elle ne fut pas surprise devoir arriver sa fille, elle l’approuva et consentit à la garderprès d’elle. Adeline, en voyant que la douceur et le dévouementn’avaient jamais arrêté son Hector, pour qui son estime commençaità diminuer, trouva que sa fille avait raison de prendre une autrevoie.

En vingt jours, la pauvre mère venait de recevoir deux blessuresdont les souffrances surpassaient toutes ses tortures passées. Lebaron avait mis Victorin et sa femme dans la gêne ; puis ilétait la cause, suivant Lisbeth, du dérangement de Wenceslas, ilavait dépravé son gendre. La majesté de ce père de famille,maintenue pendant si longtemps par des sacrifices insensés, étaitdégradée. Sans regretter leur argent, les Hulot jeunes concevaientà la fois de la défiance et des inquiétudes à l’égard du baron. Cesentiment assez visible affligeait profondément Adeline, ellepressentait la dissolution de la famille.

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