La Cousine Bette

Chapitre 17Histoire d’un exilé

En 1833, Mlle Fischer, qui travaillait parfois la nuit quandelle avait beaucoup d’ouvrage, sentit, vers une heure du matin, uneforte odeur d’acide carbonique, et entendit les plaintes d’unmourant. L’odeur du charbon et le râle provenaient d’une mansardesituée au-dessus des deux pièces dont se composait sonappartement ; elle supposa qu’un jeune homme nouvellement venudans la maison, et logé dans cette mansarde à louer depuis troisans, se suicidait. Elle monta rapidement, enfonça la porte avec saforce de Lorraine en y pratiquant une pesée, et trouva le locatairese roulant sur un lit de sangle dans les convulsions de l’agonie.Elle éteignit le réchaud. La porte ouverte, l’air afflua, l’exiléfut sauvé; puis, quand Lisbeth l’eut couché comme un malade, qu’ilfut endormi, elle put reconnaître les causes du suicide dans ledénûment absolu des deux chambres de cette mansarde, où iln’existait qu’une méchante table, le lit de sangle et deuxchaises.

Sur la table était cet écrit, qu’elle lut :

Je suis le comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie, enLivonie.

Qu’on n’accuse personne de ma mort, les raisons de mon suicidesont dans ces mots de Kosciusko : Finis Poloniae !

Le petit-neveu d’un valeureux général de Charles XII n’a pasvoulu mendier. Ma faible constitution m’interdisait le servicemilitaire, et j’ai vu hier la fin des cent thalers avec lesquels jesuis venu de Dresde à Paris. Je laisse vingt-cinq francs dans letiroir de cette table pour payer le terme que je dois aupropriétaire.

N’ayant plus de parents, ma mort n’intéresse personne. Je priemes compatriotes de ne pas accuser le gouvernement français. Je neme suis pas fait connaître comme réfugié, je n’ai rien demandé, jen’ai rencontré aucun exilé, personne ne sait à Paris quej’existe.

Je serai mort dans des pensées chrétiennes. Que Dieu pardonne audernier des Steinbock !

« Wenceslas. »

Mlle Fischer, excessivement touchée de la probité du moribond,qui payait son terme, ouvrit le tiroir et vit en effet cinq piècesde cent sous.

– Pauvre jeune homme ! s’écria-t-elle. Et personne au mondepour s’intéresser à lui !

Elle descendit chez elle, y prit son ouvrage, et vint travaillerdans cette mansarde, en veillant le gentilhomme livonien. A sonréveil, on peut juger de l’étonnement de l’exilé quand il vit unefemme à son chevet ; il crut continuer un rêve. Tout enfaisant des aiguillettes en or pour un uniforme, la vieille filles’était promis de protéger ce pauvre enfant, qu’elle avait admirédormant. Lorsque le jeune comte fut tout à fait éveillé, Lisbethlui donna du courage, et le questionna pour savoir comment luifaire gagner sa vie.

Wenceslas, après avoir raconté son histoire, ajouta qu’il avaitdû sa place à sa vocation reconnue pour les arts ; il s’étaittoujours senti des dispositions pour la sculpture ; mais letemps nécessaire aux études lui paraissait trop long pour un hommesans argent, et il se sentait beaucoup trop faible en ce momentpour s’adonner à un état manuel ou entreprendre la grandesculpture. Ces paroles furent du grec pour Lisbeth Fischer. Ellerépondit à ce malheureux que Paris offrait tant de ressources,qu’un homme de bonne volonté devait y vivre. Jamais les gens decœur n’y périssaient quand ils apportaient un certain fonds depatience.

– Je ne suis qu’une pauvre fille, moi, une paysanne, et j’aibien su m’y créer une indépendance, ajouta-t-elle en terminant.Ecoutez-moi. Si vous voulez bien sérieusement travailler, j’aiquelques économies, je vous prêterai mois par mois l’argentnécessaire pour vivre, mais pour vivre strictement et non pourbambocher, pour courailler ! On peut dîner à Paris àvingt-cinq sous par jour, et je vous ferai votre déjeuner avec lemien tous les matins. Enfin je meublerai votre chambre, et jepayerai les apprentissages qui vous sembleront nécessaires. Vous medonnerez des reconnaissances en bonne forme de l’argent que jedépenserai pour vous ; et, quand vous serez riche, vous merendrez le tout. Mais, si vous ne travaillez pas, je ne meregarderai plus comme engagée à rien et je vous abandonnerai.

– Ah ! s’écria le malheureux, qui sentait encore l’amertumede sa première étreinte avec la mort, les exilés de tous les paysont bien raison de tendre vers la France, comme font les âmes dupurgatoire vers le paradis. Quelle nation que celle où il se trouvedes secours, des cœurs généreux partout, même dans une mansardecomme celle-ci ! Vous serez tout pour moi, ma chèrebienfaitrice, je serai votre esclave ! Soyez mon amie, dit-ilavec une de ces démonstrations caressantes si familières auxPolonais, et qui les font accuser assez injustement deservilité.

– Oh ! non, je suis trop jalouse, je vous rendraismalheureux ; mais je serai volontiers quelque chose commevotre camarade, reprit Lisbeth.

– Oh ! si vous saviez avec quelle ardeur j’appelais unecréature, fût-ce un tyran, qui voulût de moi, quand je me débattaisdans le vide de Paris ! reprit Wenceslas. Je regrettais laSibérie, où l’empereur m’enverrait, si je rentrais !… Devenezma providence… Je travaillerai, je deviendrai meilleur que je nesuis, quoique je ne sois pas un mauvais garçon.

– Ferez-vous tout ce que je vous dirai de faire ?demanda-t-elle.

– Oui !…

– Eh bien, je vous prends pour mon enfant, dit-elle gaiement. Mevoilà avec un garçon qui se relève du cercueil. Allons ! nouscommençons. Je vais descendre faire mes provisions, habillez-vous,vous viendrez partager mon déjeuner quand j’aurai cogné au plafondavec le manche de mon balai.

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