La Cousine Bette

Chapitre 78Autre sommation

Deux heures après, au moment où le baron achevait d’endoctrinerClaude Vignon, qu’il voulait envoyer au ministère de la justiceprendre des renseignements sur les autorités judiciaires dans lacirconscription desquelles se trouvait Johann Fischer, René ouvritle cabinet de M. le directeur et vint lui remettre une petitelettre, en en demandant la réponse.

– Envoyer Reine ! se dit le baron. Valérie est folle, ellenous compromet tous, et compromet la nomination de cet abominableMarneffe !

Il congédia le secrétaire particulier du ministre et lut ce quisuit :

« Ah ! mon ami, quelle scène je viens de subir ; si tum’as donné le bonheur depuis trois ans, je l’ai bien payé! Il estrentré de son bureau dans un état de fureur à faire frissonner. Jele connaissais bien laid, je l’ai vu monstrueux. Ses quatrevéritables dents tremblaient, et il m’a menacée de son odieusecompagnie, si je continuais à te recevoir. Mon pauvre chat,hélas ! notre porte sera fermée pour toi désormais. Tu voismes larmes, elles tombent sur mon papier, elles le trempent !pourras-tu me lire, mon cher Hector ? Ah ! ne plus tevoir, renoncer à toi, quand j’ai en moi un peu de ta vie comme jecrois avoir ton cœur, c’est à en mourir. Songe à notre petitHector ! ne m’abandonne pas : mais ne te déshonore pas pourMarneffe, ne cède pas à ses menaces ! Ah ! je t’aimecomme je n’ai jamais aimé! Je me suis rappelé tous les sacrificesque tu as faits pour ta Valérie, elle n’est pas et ne sera jamaisingrate : tu es, tu seras mon seul mari. Ne pense plus aux douzecents francs de rente que je te demande pour ce cher petit Hectorqui viendra dans quelques mois… je ne veux plus rien te coûter.D’ailleurs, ma fortune sera toujours la tienne.

« Ah ! si tu m’aimais autant que je t’aime, mon Hector, tuprendrais ta retraite, nous laisserions là chacun nos familles, nosennuis, nos entourages où il y a tant de haine, et nous irionsvivre, avec Lisbeth, dans un joli pays, en Bretagne, où tu voudras.Là, nous ne verrions personne, et nous serions heureux, loin detout ce monde. Ta pension de retraite, et le peu que j’ai, en monnom, nous suffira. Tu deviens jaloux, eh bien, tu verrais taValérie occupé uniquement de son Hector, et tu n’aurais jamais àfaire ta grosse voix comme l’autre jour. Je n’aurai jamais qu’unenfant, ce sera le nôtre, sois-en bien sûr, mon vieux grognardaimé.

« Non, tu ne peux pas te figurer ma rage, car il faut savoircomment il m’a traitée, et les grossièretés qu’il a vomies sur taValérie ! ces mots-là saliraient ce papier ; mais unefemme comme moi, la fille de Montcornet, n’aurait jamais dû danstoute sa vie en entendre un seul. Oh ! je t’aurais voulu làpour le punir par le spectacle de la passion insensée qui meprenait pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable ; moi jene peux que ce que peut une femme : t’aimer avec frénésie !Aussi, mon amour, dans l’état d’exaspération où je suis, m’est-ilimpossible de renoncer à te voir. Oui ! je veux te voir ensecret, tous les jours ! Nous sommes ainsi, nous autres femmes: j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu m’aimes, ne le faispas chef de bureau, qu’il crève sous-chef !… En ce moment, jen’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures. Bette, quivoulait me quitter, a eu pitié de moi, elle reste pour quelquesjours.

Mon bon chéri, je ne sais encore que faire. Je ne vois que lafuite. J’ai toujours adoré la campagne, la Bretagne, le Languedoc,tout ce que tu voudras, pourvu que je puisse t’aimer en liberté.Pauvre chat, comme je te plains ! te voilà forcé de revenir àta vieille Adeline, à cette urne lacrymale, car il a dû te le dire,le monstre, il veillera jour et nuit sur moi ; il a parlé decommissaire de police ! Ne viens pas ! je comprends qu’ilest capable de tout, du moment où il faisait de moi la plus ignobledes spéculations. Aussi voudrais-je pouvoir te rendre tout ce queje tiens de tes générosités. Ah ! mon bon Hector, j’ai pucoqueter, te paraître légère, mais tu ne connaissais pas taValérie ; elle aimait à te tourmenter, mais elle te préfère àtout au monde. On ne peut pas t’empêcher de venir voir ta cousine,je vais combiner avec elle les moyens de nous parler. Mon bon chat,écris-moi de grâce un petit mot pour me rassurer, à défaut de tachère présence… (oh ! je donnerais une main pour te tenir surnotre divan). Une lettre me fera l’effet d’un talisman ;écris-moi quelque chose où soit toute ta belle âme ; je terendrai ta lettre, car il faut être prudent, je ne saurais où lacacher, il fouille partout. Enfin, rassure ta Valérie, ta femme, lamère de ton enfant. Être obligée de t’écrire, moi qui te voyaistous les jours. Aussi dis-je à Lisbeth : « Je ne connaissais pas monbonheur. » Mille caresses, mon chat. Aime bien

« Ta Valérie. »

– Et des larmes !… se dit Hulot en achevant cette lettre,des larmes qui rendent son nom indéchiffrable.

– Comment va-t-elle ? dit-il à Reine.

– Madame est au lit, elle a des convulsions, répondit Reine.L’attaque de nerfs a tordu Madame comme un lien de fagot, ça l’aprise après avoir écrit. Oh ! c’est d’avoir pleuré… Onentendait la voix de monsieur dans l’escalier.

Le baron, dans son trouble, écrivit la lettre suivante sur sonpapier officiel, à tête imprimée :

« Sois tranquille, mon ange, il crèvera sous-chef ! Ton idéeest excellente, nous nous en irons vite loin de Paris, nous seronsheureux avec notre petit Hector ; je prendrai ma retraite, jesaurai trouver une belle place dans quelque chemin de fer.Ah ! mon aimable amie, je me sens rajeuni par ta lettre !Oh ! je recommencerai la vie, et je ferai, tu le verras, unefortune à notre cher petit. En lisant ta lettre, mille fois plusbrûlante que celles de la Nouvelle Héloïse, elle a fait unmiracle ! je ne croyais pas que mon amour pour toi pûtaugmenter. Tu verras ce soir chez Lisbeth

« Ton Hector pour la vie ! »

Reine emporta cette réponse, la première lettre que le baronécrivait à son aimable amie ! De semblables émotions formaientun contrepoids aux désastres qui grondaient à l’horizon ;mais, en ce moment, le baron, se croyant sûr de parer les coupsportés à son oncle Johann Fischer, ne se préoccupait que dudéficit.

Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foidans la puissance du sabre, la certitude de la prééminence dumilitaire sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi del’Algérie, où règne le ministère de la guerre. L’homme reste cequ’il a été. Comment les officiers de la garde impérialepeuvent-ils oublier d’avoir vu les maires des bonnes villes del’Empire, les préfets de l’empereur, ces empereurs au petit pied,venant recevoir la garde impériale, la complimenter à la limite desdépartements qu’elle traversait, et lui rendre enfin des honneurssouverains ?

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