La Cousine Bette

Chapitre 39Le bel Hulot démantelé

Valérie s’était merveilleusement approprié le baron Hulot, ellel’avait obligé à vieillir par une de ces flatteries fines quipeuvent servir à peindre l’esprit diabolique de ces sortes defemmes. Chez les organisations privilégiées, il arrive un momentoù, comme une place assiégée qui fait longtemps bonne contenance,la situation vraie se déclare. En prévoyant la dissolutionprochaine du beau de l’Empire, Valérie jugea nécessaire de lahâter.

– Pourquoi te gênes-tu, mon vieux grognard ? lui dit-ellesix mois après leur mariage clandestin et doublement adultère.Aurais-tu donc des prétentions ? voudrais-tu m’êtreinfidèle ? Moi, je te trouverai bien mieux si tu ne te fardesplus. Fais-moi le sacrifice de tes grâces postiches. Crois-tu quec’est deux sous de vernis mis à tes bottes, ta ceinture encaoutchouc, ton gilet de force et ton faux toupet que j’aime entoi ? D’ailleurs, plus tu seras vieux, moins j’aurai peur deme voir enlever mon Hulot par une rivale !

Croyant donc à l’amitié divine autant qu’à l’amour de MmeMarneffe, avec laquelle il comptait finir sa vie, le conseillerd’Etat avait suivi ce conseil privé en cessant de se teindre lesfavoris et les cheveux. Après avoir reçu de Valérie cette touchantedéclaration, le grand et bel Hector se montra tout blanc un beaumatin. Mme Marneffe prouva facilement à son cher Hector qu’elleavait cent fois vu la ligne blanche formée par la pousse descheveux.

– Les cheveux blancs vont admirablement à votre figure, dit-elleen le voyant, ils l’adoucissent ; vous êtes infiniment mieux,vous êtes charmant.

Enfin le baron, une fois lancé dans ce chemin, ôta son gilet depeau, son corset ; il se débarrassa de toutes ses bricoles. Leventre tomba, l’obésité se déclara. Le chêne devint une tour, et lapesanteur des mouvements fut d’autant plus effrayante, que le baronvieillissait prodigieusement en jouant le rôle de Louis XII. Lessourcils restèrent noirs et rappelèrent vaguement le bel Hulot,comme dans quelques pans de murs féodaux un léger détail desculpture demeure pour faire apercevoir ce que fut le château dansson beau temps. Cette discordance rendait le regard, vif et jeuneencore, d’autant plus singulier dans ce visage bistré, que, là oùpendant si longtemps fleurirent des tons de chair à la Rubens, onvoyait, par certaines meurtrissures et dans le sillon tendu de laride, les efforts d’une passion en rébellion avec la nature. Hulotfut alors une de ces belles ruines humaines où la virilité ressortpar des espèces de buissons aux oreilles, au nez, aux doigts, enproduisant l’effet des mousses poussées sur les monuments presqueéternels de l’empire romain.

Comment Valérie avait-elle pu maintenir Crevel et Hulot côte àcôte chez elle, alors que le vindicatif chef de bataillon voulaittriompher bruyamment de Hulot ? Sans répondre immédiatement àcette question, qui sera résolue par le drame, on peut faireobserver que Lisbeth et Valérie avaient inventé à elles deux uneprodigieuse machine dont le jeu puissant aidait à ce résultat.Marneffe, en voyant sa femme embellie par le milieu dans lequelelle trônait, comme le soleil d’un système sidéral, paraissait, auxyeux du monde, avoir senti ses feux se rallumer pour elle, il enétait devenu fou. Si cette jalousie faisait du sieur Marneffe untrouble-fête, elle donnait un prix extraordinaire aux faveurs deValérie. Marneffe témoignait néanmoins une confiance en sondirecteur, qui dégénérait en une débonnaireté presque ridicule. Leseul personnage qui l’offusquât était précisément Crevel.

Marneffe, détruit par ces débauches particulières aux grandescapitales, décrites par les poètes romains, et pour lesquellesnotre pudeur moderne n’a point de nom, était devenu hideux commeune figure anatomique en cire. Mais cette maladie ambulante, vêtuede beau drap, balançait ses jambes en échalas dans un élégantpantalon. Cette poitrine desséchée se parfumait de linge blanc, etle musc éteignait les fétides senteurs de la pourriture humaine.Cette laideur du vice expirant et chaussé en talons rouges, carValérie avait mis Marneffe en harmonie avec sa fortune, avec sacroix, avec sa place, épouvantait Crevel, qui ne soutenait pasfacilement le regard des yeux blancs du sous-chef. Marneffe étaitle cauchemar du maire. En s’apercevant du singulier pouvoir queLisbeth et sa femme lui avaient conféré, ce mauvais drôle s’enamusait, il en jouait comme d’un instrument ; et, les cartesde salon étant la dernière ressource de cette âme aussi usée que lecorps, il plumait Crevel, qui se croyait obligé de filer doux avecle respectable fonctionnaire qu’il trompait !

En voyant Crevel si petit garçon avec cette hideuse et infâmemomie, dont la corruption était pour le maire lettres closes, en levoyant surtout si profondément méprisé par Valérie, qui riait deCrevel comme on rit d’un bouffon, vraisemblablement le baron secroyait tellement à l’abri de toute rivalité, qu’il l’invitaitconstamment à dîner.

Valérie, protégée par ces deux passions en sentinelle à sescôtés et par un mari jaloux, attirait tous les regards, excitaittous les désirs, dans le cercle où elle rayonnait. Ainsi, tout engardant les apparences, elle était arrivée, en trois ans environ, àréaliser les conditions les plus difficiles du succès que cherchentles courtisanes, et qu’elles accomplissent si rarement, aidées parle scandale, par leur audace et par l’éclat de leur vie au soleil.Comme un diamant bien taillé que Chanor aurait délicieusementserti, la beauté de Valérie, naguère enfouie dans la mine de la ruedu Doyenné, valait plus que sa valeur, elle faisait desmalheureux !… Claude Vignon aimait Valérie en secret.

Cette explication rétrospective, assez nécessaire quand onrevoit les gens à trois ans d’intervalle, est comme le bilan deValérie. Voici maintenant celui de son associée Lisbeth.

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