La Cousine Bette

Chapitre 56Effet de la lune de miel dans les arts

L’artiste pendant les premiers mois aima sa femme. Hortense etWenceslas se livrèrent aux adorables enfantillages de la passionlégitime, heureuse, insensée. Hortense fut alors la première àdispenser Wenceslas de tout travail, orgueilleuse de triompherainsi de sa rivale, la sculpture. Les caresses d’une femme,d’ailleurs, font évanouir la muse, et fléchir la féroce, la brutalefermeté du travailleur. Six à sept mois passèrent, les doigts dusculpteur désapprirent à tenir l’ébauchoir. Quand la nécessité detravailler se fit sentir, quand le prince de Wissembourg, présidentdu comité de souscription, voulut voir la statue, Wenceslasprononça le mot suprême des flâneurs : « Je vais m’y mettre ! »Et il berça sa chère Hortense de fallacieuses paroles, desmagnifiques plans de l’artiste fumeur. Hortense redoubla d’amourpour son poète, elle entrevoyait une sublime statue du maréchalMontcornet. Montcornet devait être l’idéalisation de l’intrépidité,le type de la cavalerie, le courage à la Murat. Ah bah ! l’ondevait, à l’aspect de cette statue, concevoir toutes les victoiresde l’empereur. Et quelle exécution ! Le crayon était biencomplaisant, il suivait la parole.

En fait de statue, il vint un petit Wenceslas ravissant.

Dès qu’il s’agissait d’aller à l’atelier du Gros-Caillou manierla glaise et réaliser la maquette, tantôt la pendule du princeexigeait la présence de Wenceslas l’atelier de Florent et Chanor,où les figures se ciselaient ; tantôt le jour était gris etsombre ; aujourd’hui des courses d’affaires, demain un dînerde famille, sans compter les malaises du talent et ceux du corps,et enfin les jours où l’on batifole avec une femme adorée. Lemaréchal prince de Wissembourg fut obligé de se fâcher pour obtenirle modèle, et de dire qu’il reviendrait sur sa décision. Ce futaprès mille reproches et force grosses paroles que le comité dessouscripteurs put voir le plâtre. Chaque jour de travail, Steinbockrevenait visiblement fatigué, se plaignant de ce labeur de maçon,de sa faiblesse physique.

Durant cette première année, le ménage jouissait d’une certaineaisance. La comtesse Steinbock, folle de son mari, dans les joiesde l’amour satisfait, maudissait le ministre de la guerre ;elle alla le voir, et lui dit que les grandes œuvres ne sefabriquaient pas comme des canons, et que l’Etat devait être, commeLouis XIV, François Ier et Léon X, aux ordres du génie. La pauvreHortense, croyant tenir un Phidias dans ses bras, avait pour sonWenceslas la lâcheté maternelle d’une femme qui pousse l’amourjusqu’à l’idôlatrie.

– Ne te presse pas, dit-elle à son mari, tout notre avenir estdans cette statue, prends ton temps, fais un chef-d’œuvre.

Elle venait à l’atelier. Steinbock, amoureux, perdait avec safemme cinq heures sur sept à lui décrire sa statue au lieu de lafaire. Il mit ainsi dix-huit mois à terminer cette œuvre, pour lui,capitale.

Quand le plâtre fut coulé, que le modèle exista, la pauvreHortense, après avoir assisté aux énormes efforts de son mari, dontla santé souffrit de ces lassitudes qui brisent le corps, les braset la main des sculpteurs, Hortense trouva l’œuvre admirable. Sonpère, ignorant en sculpture, la baronne non moins ignorante,crièrent au chef-d’œuvre ; le ministre de la guerre vint alorsamené par eux, et, séduit par eux, il fut content de ce plâtreisolé, mis dans son jour, et bien présenté devant une toile verte.Hélas ! à l’exposition de 1841, le blâme unanime dégénéra,dans la bouche des gens irrités d’une idole si promptement élevéesur son piédestal, en huées et en moqueries. Stidmann voulutéclairer son ami Wenceslas, il fut accusé de jalousie. Les articlesde journaux furent pour Hortense les cris de l’envie. Stidmann, cedigne garçon, obtint des articles où les critiques furentcombattues, où l’on fit observer que les sculpteurs modifiaienttellement leurs œuvres entre le plâtre et le marbre, qu’on exposaitle marbre. « Entre le projet en plâtre et la statue exécutée enmarbre, on pouvait, disait Claude Vignon, défigurer un chef-d’œuvreou faire une grande chose d’une mauvaise. Le plâtre est lemanuscrit, le marbre est le livre. »

En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant.L’enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable.

La pendule du prince et la statue payèrent les dettes du jeuneménage. Steinbock avait alors contracté l’habitude d’aller dans lemonde, au spectacle, aux Italiens ; il parlait admirablementsur l’art, il se maintenait, aux yeux des gens du monde, grandartiste, par la parole, par ses explications critiques. Il y a desgens de génie à Paris qui passent leur vie à se parler, et qui secontentent d’une espèce de gloire de salon. Steinbock, en imitantces charmants eunuques, contractait une aversion croissante de jouren jour pour le travail. Il apercevait toutes les difficultés del’œuvre en voulant la commencer, et le découragement quis’ensuivait faisait mollir chez lui la volonté. L’inspiration,cette folie de la génération intellectuelle, s’enfuyait àtire-d’aile à l’aspect de cet amant malade.

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