La Cousine Bette

Chapitre 19Comment on se quitte au treizième arrondissement

Au moment d’entrer à l’Opéra, le conseiller d’Etat fut arrêtépar l’aspect un peu sombre du temple de la rue Le Peletier, où ilne vit ni gendarmes, ni lumières, ni gens de service, ni barrièrespour contenir la foule. Il regarda l’affiche, y vit une bandeblanche au milieu de laquelle brillait ce mot sacramentel :

Relâche par indisposition

Aussitôt il s’élança chez Josépha, qui demeurait dans lesenvirons, comme tous les artistes attachés à l’Opéra, rueChauchat.

– Monsieur, que demandez-vous ? lui dit le portier, à songrand étonnement.

– Vous ne me connaissez donc plus ? répondit le baron avecinquiétude.

– Au contraire, monsieur, c’est parce que j’ai l’honneur deremettre Monsieur, que je lui dis : Où allez-vous ?

Un frisson mortel glaça le baron.

– Qu’est-il arrivé? demanda-t-il.

– Si M. le baron entrait dans l’appartement de Mlle Mirah, il ytrouverait Mlle Héloïse Brisetout, M. Bixiou, M. Léon de Lora, M.Lousteau, M. de Vernisset, M. Stidmann, et des femmes pleines depatchouly, qui pendent la crémaillère…

– Eh bien, où donc est… ?

– Mlle Mirah ?… Je ne sais pas trop si je fais bien de vousle dire.

Le baron glissa deux pièces de cent sous dans la main duportier.

– Eh bien, elle reste maintenant rue de la Ville-l’Evêque, dansun hôtel que lui a donné, dit-on, le duc d’Hérouville, répondit àvoix basse le portier.

Après avoir demandé le numéro de cet hôtel, le baron prit unmilord et arriva devant une de ces jolies maisons modernes àdoubles portes, où, dès la lanterne à gaz, le luxe semanifeste.

Le baron, vêtu de son habit de drap bleu, à cravate blanche,gilet blanc, pantalon de nankin, bottes vernies, beaucoup d’empoisdans le jabot, passa pour un invité retardataire aux yeux duportier de ce nouvel Eden. Sa prestance, sa manière de marcher,tout en lui justifiait cette opinion.

Au coup de cloche sonné par le portier, un valet parut aupéristyle. Ce valet, nouveau comme l’hôtel, laissa pénétrer lebaron, qui lui dit d’un ton de voix accompagné d’un geste impérial:

– Fais passer cette carte à Mlle Josépha…

Le patito regarda machinalement la pièce où il se trouvait, etse vit dans un salon d’attente, plein de fleurs rares, dontl’ameublement devait coûter quatre mille écus de cent sous. Levalet, revenu, pria monsieur d’entrer au salon en attendant qu’onsortît de table pour prendre le café.

Quoique le baron eût connu le luxe de l’Empire, qui certes futun des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furentpas durables, n’en coûtèrent pas moins des sommes folles, il restacomme ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtresdonnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en unmois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, etdont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Iladmira non seulement les recherches, les dorures, les sculpturesles plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffesmerveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander etobtenir à flots d’or, mais encore ce que des princes seuls ont lafaculté de choisir, de trouver, de payer et d’offrir : deuxtableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van Dyck, deuxpaysages de Ruysdael, deux du Guaspre, un Rembrandt et un Holbein,un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu, un Van Huysumet un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableauxadmirablement encadrés. Les bordures valaient presque lestoiles.

– Ah ! tu comprends maintenant, mon bonhomme ? ditJosépha.

Venue sur la pointe du pied par une porte muette, sur des tapisde Perse, elle saisit son adorateur dans une de ces stupéfactionsoù les oreilles tintent si bien, qu’on n’entend rien que le glas dudésastre.

Ce mot de bonhomme, dit à ce personnage si haut placé dansl’administration, et qui peint admirablement l’audace avec laquelleces créatures ravalent les plus grandes existences, laissa le baroncloué par les pieds. Josépha, tout en blanc et jaune, était si bienparée pour cette fête, qu’elle pouvait encore briller au milieu dece luxe insensé, comme le bijou le plus rare.

– N’est-ce pas que c’est beau ? reprit-elle. Le duc a mislà tous les bénéfices d’une affaire en commandite dont les actionsont été vendues en hausse. Pas bête, mon petit duc ? Il n’y aque les grands seigneurs d’autrefois pour savoir changer du charbonde terre en or. Le notaire, avant le dîner, m’a apporté le contratd’acquisition à signer, et qui contient quittance du prix. Commeils sont là tous grands seigneurs : d’Esgrignon, Rastignac, Maxime,Lenoncourt, Verneuil, Laginski, Rochefide, la Palférine, et, enfait de banquiers, Nucingen et du Tillet, avec Antonia, Malaga,Carabine et la Schontz, ils ont tous compati à ton malheur. Oui,mon vieux, tu est invité, mais à la condition de boire tout desuite la valeur de deux bouteilles en vins de Hongrie, de Champagneet du Cap pour te mettre à leur niveau. Nous sommes, mon cher, toustrop tendus ici pour qu’il n’y ait pas relâche à l’Opéra, mondirecteur est soûl comme un cornet à pistons, il en est auxcouacs !

– O Josépha !… s’écria le baron.

– Comme c’est bête, une explication ! répondit-elle ensouriant. Voyons, vaux-tu les six cent mille francs que coûtel’hôtel et le mobilier ? Peux-tu m’apporter une inscription detrente mille francs de rente que le duc m’a donnée dans un cornetde papier blanc à dragées d’épicier ?… C’est là une jolieidée !

– Quelle perversité! dit le conseiller d’Etat, qui dans cemoment de rage aurait troqué les diamants de sa femme pourremplacer le duc d’Hérouville pendant vingt-quatre heures.

– C’est mon état d’être perverse ! répliqua-t-elle.Ah ! voilà comment tu prends la chose ! Pourquoi n’as-tupas inventé de commandite ? Mon Dieu, mon pauvre chat teint,tu devrais me remercier : je te quitte au moment où tu pourraismanger avec moi l’avenir de ta femme, la dot de ta fille, et…Ah ! tu pleures. L’Empire s’en va !… je vais saluerl’Empire.

Elle se posa tragiquement et dit :

On vous appelle Hulot ! Je ne vous connais plus !…

Et elle rentra.

La porte entr’ouverte laissa passer, comme un éclair, un jet delumière accompagné d’un éclat du crescendo de l’orgie et chargé desodeurs d’un festin du premier ordre.

La cantatrice revint voir par la porte entre-bâillée, et,trouvant Hulot planté sur ses pieds comme s’il eût été de bronze,elle fit un pas en avant et reparut.

– Monsieur, dit-elle, j’ai cédé les guenilles de la rue Chauchatà la petite Héloïse Brisetout de Bixiou ; si vous voulez yréclamer votre bonnet de coton, votre tire-botte, votre ceinture etvotre cire à favoris, j’ai stipulé qu’on vous les rendrait.

Cette horrible raillerie eut pour effet de faire sortir le baroncomme Loth dut sortir de Gomorrhe, mais sans se retourner, commemadame.

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