La Cousine Bette

Chapitre 93Très court duel entre le maréchal Hulot, comte de Forzheim, et SonExcellence monseigneur le maréchal Cottin, prince de Wissembourg,duc d’Orfano, ministre de la guerre.

En ce moment, le maréchal Hulot, ayant appris que son frère etle ministre étaient seuls, se permit d’entrer ; et il alla,comme les sourds, droit au prince.

– Oh ! cria le héros de la campagne de Pologne, je sais ceque tu viens faire, mon vieux camarde !… Mais tout estinutile…

– Inutile ?… répéta le maréchal Hulot, qui n’entendit quece mot.

– Oui, tu viens me parler pour ton frère ; mais sais-tu cequ’est ton frère ?

– Mon frère ?… demanda le sourd.

– Eh bien, cria le maréchal, c’est un j… -f… indigne detoi !…

Et la colère du maréchal lui fit jeter par les yeux ces regardsfulgurants qui, semblables à ceux de Napoléon, brisaient lesvolontés et les cerveaux.

– Tu en as menti, Cottin ! répliqua le maréchal Hulotdevenu blême. Jette ton bâton comme je jette le mien !… jesuis à tes ordres.

Le prince alla droit à son vieux camarade, le regarda fixementet lui dit dans l’oreille, en lui serrant la main :

– Es-tu un homme ?

– Tu le verras…

– Eh bien, tiens-toi ferme ! Il s’agit de porter le plusgrand malheur qui pût t’arriver.

Le prince se retourna, prit sur sa table un dossier, le mitentre les mains du maréchal Hulot en lui criant :

– Lis !

Le comte de Forzheim lut la lettre suivante, qui se trouvait surle dossier :

A son excellence le président du conseil

Confidentielle.

« Alger, le…

Mon cher prince, nous avons sur les bras une bien mauvaiseaffaire, comme vous le verrez par la procédure que je vousenvoie.

En résumé, le baron Hulot d’Ervy a envoyé dans la provinced’Oran un de ses oncles pour tripoter sur les grains et sur lesfourrages, en lui donnant pour complice un garde-magasin. Cegarde-magasin a fait des aveux pour se rendre intéressant et a finipar s’évader. Le procureur du roi a mené rudement l’affaire en nevoyant que deux subalternes en cause ; mais Johann Fischer,oncle de votre directeur général, se voyant sur le point d’êtretraduit en cour d’assises, s’est poignardé dans sa prison avec unclou.

Tout aurait été fini là, si ce digne et honnête homme, trompévraisemblablement et par son complice et par son neveu, ne s’étaitpas avisé d’écrire au baron Hulot. Cette lettre, saisie par leparquet, a tellement étonné le procureur du roi, qu’il est venu mevoir. Ce serait un coup si terrible que l’arrestation et la mise enaccusation d’un conseiller d’Etat, d’un directeur général quicompte tant de bons et loyaux services, car il nous a sauvés tousaprès la Bérésina en réorganisant l’administration, que je me suisfait communiquer les pièces.

Faut-il que l’affaire suive son cours ? Faut-il, leprincipal coupable visible étant mort, étouffer ce procès enfaisant condamner le garde-magasin par contumace ?

Le procureur général consent à ce que les pièces vous soienttransmises ; et, le baron d’Ervy étant domicilié à Paris, leprocès sera du ressort de votre cour royale. Nous avons trouvé cemoyen, assez louche, de nous débarrasser momentanément de ladifficulté.

Seulement, mon cher maréchal, prenez un parti promptement. Onparle déjà beaucoup trop de cette déplorable affaire, qui nousferait autant de mal qu’elle en causera, si la complicité du grandcoupable, qui n’est encore connue que du procureur du roi, du juged’instruction, du procureur général et de moi, venait às’ébruiter. »

Là, ce papier tomba des mains du maréchal Hulot, il regarda sonfrère, il vit qu’il était inutile de compulser le dossier ;mais il chercha la lettre de Johann Fischer, et la lui tendit aprèsl’avoir lue en deux regards.

« De la prison d’Oran.

Mon neveu, quand vous lirez cette lettre, je n’existeraiplus.

Soyez tranquille, on ne trouvera pas de preuves contre vous. Moimort, votre jésuite de Chardin en fuite, le procès s’arrêtera. Lafigure de notre Adeline, si heureuse par vous, m’a rendu la morttrès douce. Vous n’avez plus besoin d’envoyer les deux cent millefrancs. Adieu.

Cette lettre vous sera remise par un détenu sur qui je croispouvoir compter.

« Johann Fischer. »

– Je vous demande pardon, dit avec une touchante fierté lemaréchal Hulot au prince de Wissembourg.

– Allons, tutoie-moi toujours, Hulot ! répliqua le ministreen serrant la main de son vieil ami. – Le pauvre lancier n’a tuéque lui, dit-il en foudroyant Hulot d’Ervy d’un regard.

– Combien avez-vous pris ? dit sévèrement le comte deForzheim à son frère.

– Deux cent mille francs.

– Mon cher ami, dit le comte en s’adressant au ministre, vousaurez les deux cent mille francs sous quarante-huit heures. On nepourra jamais dire qu’un homme portant le nom de Hulot a fait tortd’un denier à la chose publique…

– Quel enfantillage ! dit le maréchal. Je sais où sont lesdeux cent mille francs et je vais les faire restituer. – Donnez vosdémissions et demandez votre retraite ! reprit-il en faisantvoler une double feuille de papier tellière jusqu’à l’endroit oùs’était assis à la table le conseiller d’Etat, dont les jambesflageolaient. Ce serait une honte pour nous tous que votreprocès ; aussi ai-je obtenu du conseil des ministres laliberté d’agir comme je le fais. Puisque vous acceptez la vie sansl’honneur, sans mon estime, une vie dégradée, vous aurez laretraite qui vous est due. Seulement, faites-vous bien oublier.

Le maréchal sonna.

– L’employé Marneffe est-il là?

– Oui, monseigneur, dit l’huissier.

– Qu’il entre.

– Vous, s’écria le ministre en voyant Marneffe, et votre femme,vous avez sciemment ruiné le baron d’Ervy que voici.

– Monsieur le ministre, je vous demande pardon, nous sommes trèspauvres, je n’ai que ma place pour vivre, et j’ai deux enfants,dont le petit dernier aura été mis dans ma famille par M. lebaron.

– Quelle figure de coquin ! dit le prince en montrantMarneffe au maréchal Hulot. – Trêve de discours à la Sganarelle,reprit-il ; vous rendrez deux cent mille francs, ou vous irezen Algérie.

– Mais, monsieur le ministre, vous ne connaissez pas ma femme,elle a tout mangé. M. le baron invitait tous les jours sixpersonnes à dîner… On dépensait chez moi cinquante mille francs paran.

– Retirez-vous, dit le ministre de la voix formidable quisonnait la charge au fort des batailles ; vous recevrez avisde votre changement dans deux heures… Allez.

– Je préfère donner ma démission, dit insolemmentMarneffe ; car c’est trop d’être ce que je suis, etbattu ; je ne serais pas content, moi !

Et il sortit.

– Quel impudent drôle ! dit le prince.

Le maréchal Hulot, qui pendant cette scène était resté debout,immobile, pâle comme un cadavre, examinant son frère à la dérobée,alla prendre la main du prince et lui répéta :

– Dans quarante-huit heures, le tort matériel sera réparé; maisl’honneur !… Adieu, maréchal ! c’est le dernier coup quitue… Oui, j’en mourrai, lui dit-il à l’oreille.

– Pourquoi diantre es-tu venu ce matin ? répondit le princeému.

– Je venais pour sa femme, répliqua le comte en montrantHector ; elle est sans pain… , surtout maintenant.

– Il a sa retraite !

– Elle est engagée !

– Il faut avoir le diable au corps ! dit le prince enhaussant les épaules. Quel philtre vous font donc avaler cesfemmes-là pour vous ôter l’esprit ? demanda-t-il à Hulotd’Ervy. Comment pouviez-vous, vous qui connaissez la minutieuseexactitude avec laquelle l’administration française écrit tout,verbalise sur tout, consomme des rames de papier pour constaterl’entrée et la sortie de quelques centimes, vous qui déploriezqu’il fallût des centaines de signatures pour des riens, pourlibérer un soldat, pour acheter des étrilles, comment pouviez-vousdonc espérer de cacher un vol pendant longtemps ? Et lesjournaux ! et les envieux ! et les gens qui voudraientvoler ! Ces femmes-là vous ôtent donc le bon sens ? ellesvous mettent donc des coquilles de noix sur les yeux ? ou vousêtes donc fait autrement que nous autres ? Il fallait quitterl’administration, du moment que vous n’étiez plus un homme, mais untempérament ! Si vous avez joint tant de sottises à votrecrime, vous finirez… , je ne veux pas vous dire où…

– Promets-moi de t’occuper d’elle, Cottin ?… demanda lecomte de Forzheim, qui n’entendait rien et qui ne pensait qu’à sabelle-sœur.

– Sois tranquille ! dit le ministre.

– Eh bien, merci, et adieu ! – Venez, monsieur, dit-il àson frère.

Le prince regarda d’un oeil en apparence calme les deux frères,si différents d’attitude, de conformation et de caractère, le braveet le lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et leconcussionnaire, et il se dit :

– Ce lâche ne saura pas mourir ! et mon pauvre Hulot, siprobe, a la mort dans son sac, lui !

Il s’assit dans son fauteuil et reprit la lecture des dépêchesd’Afrique par un mouvement qui peignait à la fois le sang-froid ducapitaine et la pitié profonde que donne le spectacle des champs debataille ! car il n’y a rien de plus humain en réalité que lesmilitaires, si rudes en apparence, et à qui l’habitude de la guerrecommunique cet absolu glacial, si nécessaire sur les champs debataille.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer