La Cousine Bette

Chapitre 53Deux vrais enragés buveurs

A dix heures et demie, Crevel grimpait quatre à quatrel’escalier de Mme Marneffe. Il trouva l’infâme créature, l’adorableenchanteresse, dans le déshabillé le plus coquet du monde, mangeantun joli petit déjeuner fin en compagnie du baron Henri Montès deMontejanos et de Lisbeth. Malgré le coup que lui porta la vue duBrésilien, Crevel pria Mme Marneffe de lui donner deux minutesd’audience. Valérie passa dans le salon avec Crevel.

– Valérie, mon ange, dit l’amoureux Crevel, M. Marneffe n’a paslongtemps à vivre ; si tu veux m’être fidèle, à sa mort, nousnous marierons. Songes-y. Je t’ai débarrassée de Hulot… Ainsi, voissi ce Brésilien peut valoir un maire de Paris, un homme qui, pourtoi, voudra parvenir aux plus hautes dignités, et qui, déjà,possède quatre-vingt et quelques mille livres de rente.

– On y songera, dit-elle. Je serai rue du Dauphin à deux heures,et nous en causerons ; mais soyez sage ! et n’oubliez pasle transfert que vous m’avez promis hier.

Elle revint dans la salle à manger, suivie de Crevel, qui seflattait d’avoir trouvé le moyen de posséder à lui seulValérie ; mais il aperçut le baron Hulot qui, pendant cettecourte conférence, était entré pour réaliser le même dessein. Leconseiller d’Etat demanda, comme Crevel, un moment d’audience. MmeMarneffe se leva pour retourner au salon, en souriant au Brésilien,comme pour lui dire : « Ils sont fous ! ils ne te voient doncpas ? »

– Valérie, dit le conseiller d’Etat, mon enfant, ce cousin estun cousin d’Amérique…

– Oh ! assez ! s’écria-t-elle en interrompant lebaron. Marneffe n’a jamais été, ne sera plus, ne peut plus être monmari. Le premier, le seul homme que j’aie aimé est revenu, sansêtre attendu… Ce n’est pas ma faute ! Mais regardez bien Henriet regardez-vous. Puis demandez-vous si une femme, surtout quandelle aime, peut hésiter. Mon cher, je ne suis pas une femmeentretenue. A compter d’aujourd’hui, je ne veux plus être commeSuzanne entre deux vieillards. Si vous tenez à moi, vous serez,vous et Crevel, nos amis ; mais tout est fini, car j’aivingt-six ans, je veux être à l’avenir une sainte, une excellenteet digne femme… comme la vôtre.

– C’est ainsi ? dit Hulot. Ah ! voilà comment vousm’accueillez, lorsque je venais, comme un pape, les mains pleinesd’indulgences !… Eh bien, votre mari ne sera jamais chef debureau ni officier de la Légion d’honneur…

– C’est ce que nous verrons ! dit Mme Marneffe en regardantHulot d’une certaine manière.

– Ne nous fâchons pas, reprit Hulot au désespoir, je viendrai cesoir, et nous nous entendrons.

– Chez Lisbeth, oui !…

– Eh bien, dit le vieillard amoureux, chez Lisbeth !

Hulot et Crevel descendirent ensemble sans se dire un mot jusquedans la rue ; mais, sur le trottoir, ils se regardèrent et semirent à rire tristement.

– Nous sommes deux vieux fous !… dit Crevel.

– Je les ai congédiés, dit Mme Marneffe à Lisbeth en seremettant à table. Je n’ai jamais aimé, je n’aime et n’aimeraijamais que mon jaguar, ajouta-t-elle en souriant à Henri Montès.Lisbeth, ma fille, tu ne sais pas ?… Henri m’a pardonné lesinfamies auxquelles la misère m’a réduite.

– C’est ma faute, dit le Brésilien, j’aurais dû t’envoyer centmille francs…

– Pauvre enfant ! s’écria Valérie, j’aurais dû travaillerpour vivre, mais je n’ai pas les doigts faits pour cela… demande àLisbeth.

Le Brésilien s’en alla l’homme le plus heureux de toutParis.

Vers le midi, Valérie et Lisbeth causaient dans la magnifiquechambre à coucher où cette dangereuse Parisienne donnait à satoilette ces dernières façons qu’une femme tient à donnerelle-même. Les verrous mis, les portières tirées, Valérie racontadans leurs moindres détails tous les événements de la soirée, de lanuit et de la matinée.

– Es-tu contente, mon bijou ? dit-elle à Lisbeth enterminant. Que dois-je être un jour, madame Crevel ou madameMontès ? Quel est ton avis ?

– Crevel n’a pas plus de dix ans à vivre, libertin comme ill’est, répondit Lisbeth, et Montès est jeune. Crevel te laisseratrente mille francs de rente, environ. Que Montès attende, il serabien assez heureux en restant le Benjamin. Ainsi, vers trente-troisans, tu peux, ma chère enfant, en te conservant belle, épouser tonBrésilien et jouer un grand rôle avec soixante mille francs derente à toi, surtout protégée par une maréchale…

– Oui, mais Montès est Brésilien, il n’arrivera jamais à rien,fit observer Valérie.

– Nous sommes, dit Lisbeth, dans un temps de chemins de fer, oùles étrangers finissent en France par occuper de grandespositions.

– Nous verrons, reprit Valérie, quand Marneffe sera mort, et iln’a pas longtemps à souffrir.

– Ces maladies qui lui reviennent, dit Lisbeth, sont comme lesremords du physique… Allons, je vais chez Hortense.

– Eh bien, va, mon ange, répondit Valérie, et amène-moi monartiste ! En trois ans, n’avoir pas encore gagné seulement unpouce de terrain ! C’est notre honte à toutes deux !Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules passions. L’un, c’estl’amour ; l’autre, c’est la fantaisie.

– Es-tu belle, ce matin ! dit Lisbeth en venant prendreValérie par la taille et la baisant au front. Je jouis de tous tesplaisirs, de ta fortune, de ta toilette… Je n’ai vécu que depuis lejour où nous nous sommes faites sœurs…

– Attends, ma tigresse ! dit en riant Valérie, ton châleest de travers… Tu ne sais pas encore porter un châle, malgré mesleçons, au bout de trois ans, et tu veux être madame la maréchaleHulot…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer