La Cousine Bette

Chapitre 3Josépha

– Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme unhomme qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier,dans l’intérêt de ma fille que j’idolâtre, ne voulant pas non plusavoir d’accointances chez moi, quoique j’eusse alors une très joliedame de comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles unepetite ouvrière de quinze ans, d’une beauté miraculeuse et de qui,je l’avoue, je devins amoureux à en perdre la tête. Aussi, madame,ai-je prié ma propre tante, que j’ai fait venir de mon pays (lasœur de ma mère !), de vivre avec cette charmante créature etde la surveiller pour qu’elle restât aussi sage que possible danscette situation, comment dire ?… chocnoso… non,illicite !… La petite, dont la vocation pour la musique étaitvisible, a eu des maîtres, elle a reçu de l’éducation (il fallaitbien l’occuper !). Et d’ailleurs, je voulais être à la foisson père, son bienfaiteur et, lâchons le mot, son amant ;faire d’une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie.J’ai été heureux cinq ans. La petite a l’une de ces voix qui sontla fortune d’un théâtre, et je ne peux la qualifier autrement qu’endisant que c’est Duprez en jupons. Elle m’a coûté deux mille francspar an, uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Ellem’a rendu fou de la musique, j’ai eu pour elle et pour ma fille uneloge aux Italiens. J’y allais alternativement un jour avecCélestine, un jour avec Josépha…

– Comment cette illustre cantatrice ?…

– Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Joséphame doit tout… Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834,croyant l’avoir attachée à moi pour toujours, et devenu très faibleavec elle, je voulus lui donner quelques distractions, je luilaissai voir une jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont ladestinée avait quelque similitude avec la sienne. Cette actricedevait aussi tout à un protecteur, qui l’avait élevée à labrochette. Ce protecteur était le baron Hulot…

– Je le sais, monsieur, dit la baronne d’une voix calme et sansmoindre altération.

– Ah bah ! s’écria Crevel, de plus en plus ébahi.Bien ! Mais savez-vous que votre monstre d’homme a protégéJenny Cadine à l’âge de treize ans ?

– Eh bien, monsieur, après ? dit la baronne.

– Comme Jenny Cadine, reprit l’ancien négociant, en avait vingt,ainsi que Josépha, lorsqu’elles se sont connues, le baron jouait lerôle de Louis XV vis-à-vis de mademoiselle de Romans, dès 1826, etvous aviez alors douze ans de moins…

– Monsieur, j’ai eu des raisons pour laisser à M. Hulot saliberté.

– Ce mensonge-là, madame, suffira sans doute à effacer tous lespéchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis,répliqua Crevel d’un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela,femme sublime et adorée, à d’autres ; mais pas au père Crevel,qui, sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des partiescarrées avec votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce quevous valez ! Il s’adressait parfois des reproches, entre deuxvins, en me détaillant vos perfections. Oh ! je vous connaisbien : vous êtes un ange. Entre une jeune fille de vingt ans etvous, un libertin hésiterait ; moi, je n’hésite pas.

– Monsieur !…

– Bien, je m’arrête… Mais apprenez, sainte et digne femme, queles maris, une fois gris, racontent bien des choses de leursépouses chez leurs maîtresses, qui en rient comme des crevées.

Des larmes de pudeur, qui roulèrent entre les beaux cils de MmeHulot, arrêtèrent net le garde national, et il ne pensa plus à seremettre en position.

– Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi,par nos coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est trèsaimable, et vraiment bon enfant. Oh ! m’a-t-il plu, cedrôle-là! Non, il avait des inventions… Enfin laissons là cessouvenirs… Nous sommes devenus comme deux frères… Le scélérat, toutà fait régence, essayait bien de me dépraver, de me prêcher lesaint-simonisme en fait de femmes, de me donner des idées de grandseigneur, de justaucorps bleu ; mais, voyez-vous, j’aimais mapetite à l’épouser, si je n’avais pas craint d’avoir des enfants.Entre deux vieux papas, amis comme… , comme nous l’étions, commentvoulez-vous que nous n’ayons pas pensé à marier nos enfants ?Trois mois après le mariage de son fils avec ma Célestine, Hulot(je ne sais pas comment je prononce son nom, l’infâme ! car ilnous a trompés tous les deux, madame !… ), eh bien, l’infâmem’a soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté parun jeune conseiller d’Etat et par un artiste (excusez dupeu !) dans le cœur de Jenny Cadine, dont les succès étaientde plus en plus esbrouffants, et il m’a pris ma pauvre petitemaîtresse, un amour de femme ; mais vous l’avez vue assurémentaux Italiens, où il l’a fait entrer par son crédit. Votre hommen’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier demusique (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine, qui luicoûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien,sachez-le il achève de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame, estjuive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffreisraélite pour pouvoir la reconnaître, car c’est une enfantabandonnée en Allemagne (les recherches que j’ai faites prouventqu’elle est la fille naturelle d’un riche banquier juif). Lethéâtre, et surtout les instructions que Jenny Cadine, Mme Schontz,Malaga, Carabine, ont données, sur la manière de traiter lesvieillards, à cette petite que je tenais dans une voie honnête etpeu coûteuse, ont développé chez elle l’instinct des premiersHébreux pour l’or et les bijoux, pour le veau d’or ! Lacantatrice célèbre, devenue âpre à la curée, veut être riche, trèsriche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu’on dissipe pour elle.Elle s’est essayée sur le sieur Hulot, qu’elle a plumé net,oh ! plumé, ce qui s’appelle rasé! Ce malheureux, après avoirlutté contre un des Keller et le marquis d’Esgrignon, fous tousdeux de Josépha, sans compter les idolâtres inconnus, va se la voirenlever par ce duc si puissamment riche qui protège les arts.Comment l’appelez-vous ?… un nain ?… ah ! le ducd’Hérouville. Ce grand seigneur a la prétention d’avoir à lui seulJosépha, tout le monde courtisanesque en parle, et le baron n’ensait rien ; car il en est au treizième arrondissement commedans tous les autres : l’amant est, comme les maris, le dernierinstruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant ? Votre époux,belle dame, m’a privé de mon bonheur, de la seule joie que j’aieeue depuis mon veuvage. Oui, si je n’avais pas eu le malheur derencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha ;car, moi, voyez-vous, je ne l’aurais jamais mise au théâtre, elleserait restée obscure, sage, et à moi. Oh ! si vous l’aviezvue il y a huit ans : mince et nerveuse, le teint doré d’uneAndalouse, comme on dit, les cheveux noirs et luisants comme dusatin, un œil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, unedistinction de duchesse dans les gestes, la modestie de lapauvreté, de la grâce honnête, de la gentillesse comme une bichesauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté,tout est devenu piège à loups, chatière à pièces de cent sous. Lapetite est la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague,aujourd’hui, elle qui ne connaissait rien de rien, pas même cemot-là!

En ce moment, l’ancien parfumeur s’essuya les yeux où roulaientquelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur Mme Hulot,qui sortit de la rêverie où elle était tombée.

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