La Cousine Bette

Chapitre 43La famille attristée

Lisbeth entra, surprit Adeline en pleurs et lui sauta aucou.

– Adeline, ma chère enfant, je sais tout ! dit la cousineBette. Tiens, le maréchal a laissé tomber ce papier, tant il étaittroublé, car il courait comme un lévrier… Cet affreux Hector ne t’apas donné d’argent depuis ?…

– Il m’en donne fort exactement, répondit la baronne, maisHortense en a eu besoin, et…

– Et tu n’avais pas de quoi nous donner à dîner, dit Bette eninterrompant sa cousine. Maintenant, je comprends l’air embarrasséde Mariette, à qui je parlais de la soupe. Tu fais l’enfant,Adeline ! tiens, laisse-moi te donner mes économies.

– Merci, ma bonne Bette, répondit Adeline en essuyant une larme.Cette petite gêne n’est que momentanée, et j’ai pourvu à l’avenir.Mes dépenses seront désormais de deux mille quatre cents francs paran, y compris le loyer, et je les aurai. Surtout, Bette, pas un motà Hector. Va-t-il bien ?

– Oh ! comme le pont Neuf ! il est gai comme unpinson, il ne pense qu’à sa sorcière de Valérie.

Mme Hulot regardait un grand pin argenté qui se trouvait dans lechamp de sa fenêtre, et Lisbeth ne put rien lire de ce quepouvaient exprimer les yeux de sa cousine.

– Lui as-tu dit que c’était le jour où nous dînions tousici ?

– Oui ; mais, bah ! Mme Marneffe donne un grand dîner,elle espère traiter de la démission de M. Coquet ! et celapasse avant tout ! Tiens, Adeline, écoute-moi : tu connais moncaractère féroce à l’endroit de l’indépendance. Ton mari, ma chère,te ruinera certainement. J’ai cru pouvoir vous être utile à touschez cette femme, mais c’est une créature d’une dépravation sansbornes, elle obtiendra de ton mari des choses à le mettre dans lecas de vous déshonorer tous.

Adeline fit le mouvement d’une personne qui reçoit un coup depoignard dans le cœur.

– Mais, ma chère Adeline, j’en suis sûre. Il faut bien quej’essaye de t’éclairer. Eh bien, songeons à l’avenir ! Lemaréchal est vieux, mais il ira loin, il a un beautraitement ; sa veuve, s’il mourait, aurait une pension de sixmille francs. Avec cette somme, moi, je me chargerais de vous fairevivre tous ! Use de ton influence sur le bonhomme pour nousmarier. Ce n’est pas pour être Mme la maréchale, je me soucie deces sornettes comme de la conscience de Mme Marneffe ; maisvous aurez tous du pain. Je vois qu’Hortense en manque, puisque tului donnes le tien.

Le maréchal se montra, le vieux soldat avait fait si rapidementla course, qu’il s’essuyait le front avec son foulard.

– J’ai remis deux mille francs à Mariette, dit-il à l’oreille desa belle-sœur.

Adeline rougit jusque dans la racine de ses cheveux. Deux larmesbordèrent ses cils encore longs, et elle pressa silencieusement lamain du vieillard, dont la physionomie exprimait le bonheur d’unamant heureux.

– Je voulais, Adeline, vous faire avec cette somme un cadeau,dit-il en continuant ; au lieu de me la rendre, vous vouschoisirez vous-même ce qui vous plaira le mieux.

Il vint prendre la main que lui tendit Lisbeth, et il la baisatant il était distrait par son plaisir.

– Cela promet, dit Adeline à Lisbeth en souriant autant qu’ellepouvait sourire.

En ce moment, Hulot jeune et sa femme arrivèrent.

– Mon frère dîne avec nous ? demanda le maréchal d’un tonbref.

Adeline prit un crayon et mit sur un petit carré de papier cesmots :

« Je l’attends, il m’a promis ce matin de dîner ici ; mais,s’il ne venait pas, le maréchal l’aurait retenu, car il est accabléd’affaires. »

Et elle présenta le papier. Elle avait inventé ce mode deconversation pour le maréchal, et une provision de petits carrés depapier étaient placés, avec un crayon, sur sa travailleuse.

– Je sais, répondit le maréchal, qu’il est accablé de travail àcause de l’Algérie.

Hortense et Wenceslas entrèrent en ce moment, et, en voyant safamille autour d’elle, la baronne reporta sur le maréchal un regarddont la signification ne fut comprise que par Lisbeth.

Le bonheur avait considérablement embelli l’artiste, adoré parsa femme et cajolé par le monde.

Sa figure était devenue presque pleine, sa taille élégantefaisait ressortir les avantages que le sang donne à tous les vraisgentilshommes. Sa gloire prématurée, son importance, les élogestrompeurs que le monde jette aux artistes, comme on se dit bonjourou comme on parle du temps, lui donnaient cette conscience de savaleur qui dégénère en fatuité quand le talent s’en va. La croix dela Légion d’honneur complétait à ses propres yeux le grand hommequ’il croyait être.

Après trois ans de mariage, Hortense était avec son mari commeun chien avec son maître, elle répondait à tous ses mouvements parun regard qui ressemblait à une interrogation, elle tenait toujoursles yeux sur lui, comme un avare sur son trésor, elle attendrissaitpar son abnégation admiratrice. On reconnaissait en elle le génieet les conseils de sa mère. Sa beauté, toujours la même, étaitalors altérée, poétiquement d’ailleurs, par les ombres douces d’unemélancolie cachée.

En voyant entrer sa cousine, Lisbeth pensa que la plainte,contenue pendant longtemps, allait rompre la faible enveloppe de ladiscrétion. Lisbeth, dès les premiers jours de la lune de miel,avait jugé que le jeune ménage avait de trop petits revenus pourune si grande passion.

Hortense, en embrassant sa mère, échangea de bouche à oreille etde cœur à cœur quelques phrases, dont le secret fut trahi, pourBette, par leurs hochements de tête.

– Adeline va, comme moi, travailler pour vivre, pensa la cousineBette. Je veux qu’elle me mette au courant de ce qu’elle fera… Cesjolis doigts sauront donc enfin, comme les miens, ce que c’est quele travail forcé.

A six heures, la famille passa dans la salle à manger. Lecouvert d’Hector était mis.

– Laissez-le ! dit la baronne à Mariette ; Monsieurvient quelquefois tard.

– Oh ! mon père viendra, dit Hulot fils à sa mère ; ilme l’a promis à la Chambre en nous quittant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer