La Cousine Bette

Chapitre 104Le vice et la vertu

Ces mots : « Il en demande à ses anciennes maîtresse ! » ditspar Lisbeth, occupèrent pendant toute la nuit la baronne. Semblableaux malades condamnés qui se livrent aux charlatans, semblable auxgens arrivés dans la dernière sphère dantesque du désespoir, ou auxnoyés qui prennent des bâtons flottants pour des amarres, ellefinit par croire à la bassesse dont le seul soupçon l’avaitindignée, et elle eut l’idée d’appeler à son secours une de cesodieuses femmes. Le lendemain matin, sans consulter ses enfants,sans dire un mot à personne, elle alla chez Mlle Josépha Mirah,prima donna de l’Académie royale de musique, y chercher ou y perdrel’espoir qui venait de luire comme un feu follet. A midi, la femmede chambre de la célèbre cantatrice lui remettait la carte de labaronne Hulot, en lui disant que cette personne attendait à saporte après avoir fait demander si mademoiselle pouvait larecevoir.

– L’appartement est-il fait ?

– Oui, mademoiselle.

– Les fleurs sont-elles renouvelées ?

– Oui, mademoiselle.

– Dis à Jean d’y donner un coup d’œil, que rien n’y cloche,avant d’y introduire cette dame, et qu’on ait pour elle les plusgrands respects. Va, reviens m’habiller, car je veux être crânementbelle !

Elle alla se regarder dans sa psyché.

– Ficelons-nous ! se dit-elle. Il faut que le vice soitsous les armes devant la vertu ! Pauvre femme ! que meveut-elle ?… Ça me trouble, moi ! de voir

Du malheur auguste victime !…

Elle achevait de chanter cet air célèbre, quand sa femme dechambre entra.

– Madame, dit la femme de chambre, cette dame est prise d’untremblement nerveux…

– Offrez de la fleur d’oranger, du rhum, un potage !

– C’est fait, mademoiselle ; mais elle a tout refusé, endisant que c’était une petite infirmité, des nerfs agacés…

– Où l’avez-vous fait entrer ?

– Dans le grand salon.

– Dépêche-toi, ma fille ! Allons, mes plus bellespantoufles, ma robe de chambre en fleurs par Bijou, tout letremblement des dentelles. Fais-moi une coiffure à étonner unefemme… Cette femme tient le rôle opposé au mien ! Et qu’ondise à cette dame… (car c’est une grande dame, ma fille !c’est encore mieux, c’est ce que tu ne seras jamais : une femmedont les prières délivrent des âmes de votre purgatoire !),qu’on lui dise que je suis au lit, que j’ai joué hier, que je melève…

La baronne, introduite dans le grand salon de l’appartement deJosépha, ne s’aperçut pas du temps qu’elle y passa, quoiqu’elle yattendît une grande demi-heure. Ce salon, déjà renouvelé depuisl’installation de Josépha dans ce petit hôtel, était en soieriescouleur massaca et or. Le luxe que jadis les grands seigneursdéployaient dans leurs petites maisons, et dont tant de restesmagnifiques témoignent de ces folies qui justifiaient si bien leurnom, éclatait avec la perfection due aux moyens modernes dans lesquatre pièces ouvertes, dont la température douce était entretenuepar un calorifère à bouches invisibles. La baronne, étourdie,examinait chaque objet d’art dans un étonnement profond. Elle ytrouvait l’explication de ces fortunes fondues au creuset souslequel le plaisir et la vanité attisent un feu dévorant. Cettefemme qui, depuis vingt-six ans, vivait au milieu des froidesreliques du luxe impérial, dont les yeux contemplaient des tapis àfleurs éteintes, des bronzes dédorés des soieries flétries commeson cœur, entrevit la puissance des séductions du vice en en voyantles résultats. On ne pouvait point ne pas envier ces belles choses,ces admirables créations auxquelles les grands artistes inconnusqui font le Paris actuel et sa production européenne avaient touscontribué. Là, tout surprenait par la perfection de la choseunique. Les modèles étant brisés, les formes, les figurines, lessculptures étaient toutes originales. C’est là le dernier mot duluxe d’aujourd’hui. Posséder des choses qui ne soient pasvulgarisées par deux mille bourgeois opulents qui se croientluxueux quand ils étaient des richesses dont sont encombrés lesmagasins, c’est le cachet du vrai luxe, le luxe des grandsseigneurs modernes, étoiles éphémères du firmament parisien. Enexaminant des jardinières pleines de fleurs exotiques les plusrares, garnies de bronzes ciselés et faits dans le genre dit deBoulle, la baronne fut effrayée de ce que cet appartement contenaitde richesses. Nécessairement, ce sentiment dut réagir sur lapersonne autour de qui ces profusions ruisselaient. Adeline pensaque Josépha Mirah, dont le portrait, dû au pinceau de JosephBridap, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice degénie, une Malibran, et elle s’attendait à voir une vraie lionne.Elle regretta d’être venue. Mais elle était poussée par unsentiment si puissant, si naturel, par un dévouement si peucalculateur, qu’elle rassembla son courage pour soutenir cetteentrevue. Puis elle allait satisfaire cette curiosité, qui lapoignait, d’étudier le charme que possédaient ces sortes de femmes,pour extraire tant d’or des gisements avares du sol parisien. Labaronne se regarda pour savoir si elle ne faisait pas tache dans celuxe ; mais elle portait bien sa robe en velours à guimpe, surlaquelle s’étalait une belle collerette en magnifiquedentelle ; son chapeau de velours en même couleur lui seyait.En se voyant encore imposante comme une reine, toujours reine mêmequand elle est détruite, elle pensa que la noblesse du malheurvalait la noblesse du talent. Après avoir entendu ouvrir et fermerdes portes, elle aperçut enfin Josépha. La cantatrice ressemblait àla Judith d’Alloris, gravée dans le souvenir de tous ceux qui l’ontvue dans le palais Pitti, auprès de la porte d’un grand salon :même fierté de pose, même visage sublime, des cheveux noirs tordussans apprêt, et une robe de chambre jaune à mille fleurs brodées,absolument semblable au brocat dont est habillée l’immortellehomicide créée par le neveu de Bronzino.

– Madame la baronne, vous me voyez confondue de l’honneur quevous me faites en venant ici, dit la cantatrice, qui s’était promisde bien jouer son rôle de grande dame.

Elle avança elle-même un fauteuil ganache à la baronne, et pritpour elle un pliant. Elle reconnut la beauté disparue de cettefemme et fut saisie d’une pitié profonde en la voyant agitée par cetremblement nerveux que la moindre émotion rendait convulsif. Ellelut d’un seul regard cette vie sainte que jadis Hulot et Crevel luidépeignaient ; et non seulement elle perdit alors l’idée delutter avec cette femme, mais encore elle s’humilia devant cettegrandeur qu’elle comprit. La sublime artiste admira ce dont semoquait la courtisane.

-Mademoiselle, je viens amenée par le désespoir, qui faitrecourir à tous les moyens…

Un geste de Josépha fit comprendre à la baronne qu’elle venaitde blesser celle de qui elle attendait tant, et elle regardal’artiste. Ce regard plein de supplication éteignit la flamme desyeux de Josépha, qui finit par sourire. Ce fut entre ces deuxfemmes un jeu muet d’une horrible éloquence.

– Voici deux ans et demi que M. Hulot a quitté sa famille, etj’ignore où il est, quoique je sache qu’il habite à Paris, repritla baronne d’une voix émue. Un rêve m’a donné l’idée, absurdepeut-être, que vous avez dû vous intéresser à M. Hulot. Si vouspouviez me mettre à même de revoir M. Hulot, oh !mademoiselle, je prierais Dieu pour vous, tous les jours, pendantle temps que je resterai sur cette terre…

Deux grosses larmes qui roulèrent dans les yeux de la cantatriceen annoncèrent la réponse.

– Madame, dit-elle avec l’accent d’une profonde humilité, jevous ai fait du mal sans vous connaître ; mais, maintenant quej’ai le bonheur, en vous voyant, d’avoir entrevu la plus grandeimage de la vertu sur la terre, croyez que je sens la portée de mafaute, j’en conçois un sincère repentir ; aussi comptez que jesuis capable de tout pour la réparer !…

Elle prit la main de la baronne, sans que la baronne eût pus’opposer à ce mouvement, elle la baisa de la façon la plusrespectueuse, et alla jusqu’à l’ abaissement en pliant un genou.Puis elle se releva fière comme lorsqu’elle entrait en scène dansle rôle de Mathilde, et sonna.

– Allez, dit-elle à son valet de chambre, allez à cheval etcrevez le cheval s’il le faut, trouvez- moi la petite Bijou, rueSaint-Maur-du-Temple, amenez-la-moi, faites-la monter en voiture,et payez le cocher pour qu’il arrive au galop. Ne perdez pas uneminute… ou je vous renvoie. – Madame, dit-elle en revenant à labaronne et lui parlant d’une voix pleine de respect, vous devez mepardonner Aussitôt que j’ai eu le duc d’Hérouville pour protecteur,je vous ai renvoyé le baron, en apprenant qu’il ruinait pour moi safamille. Que pouvais-je faire de plus ? Dans la carrière duthéâtre, une protection nous est nécessaire à toutes au moment oùnous y débutons. Nos appointements ne soldent pas la moitié de nosdépense, nous nous donnons donc des maris temporaires… Je ne tenaispas à M. Hulot, qui m’a fait quitter un homme riche, une bêtevaniteuse. Le père Crevel m’aurait certainement épousée…

– Il me l’a dit, fit la baronne en interrompant lacantatrice.

– Eh bien, voyez-vous, madame ! je serais une honnête femmeaujourd’hui, n’ayant eu qu’un mari légal !

– Vous avez des excuses, mademoiselle, dit la baronne, Dieu lesappréciera. Mais, moi, loin de vous faire des reproches, je suisvenue au contraire contacter envers vous un dette dereconnaissance.

– Madame, j’ai pourvu, voici bientôt trois ans, aux besoins deM. le baron…

– Vous ! s’écria la baronne, à qui des larmes vinrent auxyeux. Ah ! que puis-je pour vous ? je ne puis queprier…

– Moi et M. le duc d’Hérouville, reprit la cantatrice, un noblecœur, un vrai gentilhomme…

Et Josépha raconta l’emménagement et le mariage du pèreThoul.

– Ainsi, mademoiselle, dit la baronne, mon mari, grâce à vousn’a manqué de rien ?

– Nous avons tout fait pour cela, madame.

– Et où se trouve-t-il ?

– M. le duc m’a dit, il y a six mois environ, que le baron,connu de son notaire sous le nom de Thoul, avait épuisé les huitmille francs qui devaient n’être remis que par parties égales detrois en trois mois, répondit Josépha. Ni moi ni M. d’Hérouville,nous n’avons entendu parler du baron. Notre vie, à nous autres estsi occupée, si remplie, que je n’ai pu courir après le père Thoul.Par aventure, depuis six mois, Bijou, ma brodeuse, sa… , commentdirais-je ?

– Sa maîtresse, dit Mme Hulot.

– Sa maîtresse, répéta Josépha, n’est pas venue ici. Mlle OlympeBijou pourrait fort bien avoir divorcé. Le divorce est fréquentdans notre arrondissement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer