La Cousine Bette

Chapitre 21Le roman de la fille

Mme Marneffe une fois rentrée, le baron voulut savoir ce quefaisait sa fille dans la boutique. En y entrant, comme il regardaittoujours les fenêtres de Mme Marneffe, il faillit heurter un jeunehomme au front pâle, aux yeux gris pétillants, vêtu d’un paletotd’été en mérinos noir, d’un pantalon de gros coutil et de souliersà guêtres en cuir jaune, qui sortait comme un braque ; et ille vit courir vers la maison de Mme Marneffe, où il entra. En seglissant dans la boutique, Hortense y avait distingué tout aussitôtle fameux groupe mis en évidence sur une table placée au centredans le champ de la porte.

Sans les circonstances auxquelles elle en devait laconnaissance, ce chef-d’œuvre eût vraisemblablement frappé la jeunefille par ce qu’il faut appeler le brio des grandes choses, ellequi certes aurait pu poser, en Italie, pour la statue du Brio.

Toutes les œuvres des gens de génie n’ont pas au même degré cebrillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux designorants. Ainsi certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbreTransfiguration, la Madone de Foligno, les fresques des Stanze, auVatican, ne commanderont pas soudain l’admiration, comme le Joueurde violon de la galerie Sciarra, les portraits des Doni et laVision d’Ezéchiel de la galerie Pitti, le Portement de croix de lagalerie Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Bréra, à Milan.Le Saint Jean-Baptiste, de la tribune ; Saint Luc peignant laVierge, à l’Académie de Rome, n’ont pas le charme du portrait deLéon X et de la Vierge de Dresde. Néanmoins, tout est de la mêmevaleur. Il y a plus ! les Stanze, la Transfiguration, lesCamaïeux et les trois tableaux de chevalet du Vatican sont ledernier degré du sublime et de la perfection. Mais ceschefs-d’œuvre exigent de l’admirateur le plus instruit une sorte detension, une étude pour être compris dans toutes leursparties ; tandis que le Violoniste, le Mariage de la Vierge,la Vision d’Ezéchiel, entrent d’eux-mêmes dans votre cœur par ladouble porte des yeux, et s’y font leur place ; vous aimez àles recevoir ainsi sans aucune peine ; ce n’est pas le comblede l’art, c’en est le bonheur. Ce fait prouve qu’il se rencontredans la génération des œuvres artistiques les mêmes hasards denaissance que dans les familles où il y a des enfants heureusementdoués, qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs mères, à quitout sourit, à qui tout réussit ; il y a enfin les fleurs dugénie comme les fleurs de l’amour.

Ce brio, mot italien intraduisible et que nous commençons àemployer, est le caractère des premières œuvres. C’est le fruit dela pétulance et de la fougue intrépide du talent jeune, pétulancequi se retrouve plus tard dans certaines heures heureuses ;mais ce brio ne sort plus alors du cœur de l’artiste ; et, aulieu de le jeter dans ses œuvres comme un volcan lance ses feux, ille subit, il le doit à des circonstances, à l’amour, à la rivalité,souvent à la haine, et plus encore aux commandements d’une gloire àsoutenir.

Le groupe de Wenceslas était à ses œuvres à venir ce qu’est leMariage de la Vierge à l’œuvre total de Raphaël, le premier pas dutalent fait dans une grâce inimitable, avec l’entrain de l’enfanceet son aimable plénitude, avec sa force cachée sous des chairsroses et blanches trouées par des fossettes qui font comme deséchos aux rires de la mère. Le prince Eugène a, dit-on, payé quatrecent mille francs ce tableau, qui vaudrait un million pour un paysprivé de tableaux de Raphaël, et l’on ne donnerait pas cette sommepour la plus belle des fresques, dont cependant la valeur est biensupérieure comme art.

Hortense contint son admiration en pensant à la somme de seséconomies de jeune fille, elle prit un petit air indifférent et ditau marchand :

– Quel est le prix de ça ?

– Quinze cents francs, répondit le marchand en jetant uneoeillade à un jeune homme assis sur un tabouret dans un coin.

Ce jeune homme devint stupide en voyant le vivant chef-d’œuvredu baron Hulot. Hortense, ainsi prévenue, reconnut alors l’artisteà la rougeur qui nuança son visage pâli par la souffrance, elle vitreluire dans deux yeux gris une étincelle allumée par saquestion ; elle regarda cette figure maigre et tirée commecelle d’un moine plongé dans l’ascétisme ; elle adora cettebouche rosée et bien dessinée, un petit menton fin, et les cheveuxchâtains à filaments soyeux du Slave.

– Si c’était douze cents francs, répondit-elle, je vous diraisde me l’envoyer.

– C’est antique, mademoiselle, fit observer le marchand, qui,semblable à tous ses confrères, croyait avoir tout dit avec ce necplus ultra du bric-à-brac.

– Excusez-moi, monsieur, c’est fait de cette année,répondit-elle tout doucement, et je viens précisément pour vousprier, si l’on consent à ce prix, de nous envoyer l’artiste, car onpourrait lui procurer des commandes assez importantes.

– Si les douze cent francs sont pour lui, qu’aurai-je pourmoi ? Je suis marchand, dit le boutiquier avec bonhomie.

– Ah ! c’est vrai, répliqua la jeune fille en laissantéchapper une expression de dédain.

– Ah ! mademoiselle, prenez ! je m’entendrai avec lemarchand, s’écria le Livonien hors de lui.

Fasciné par la sublime beauté d’Hortense et par l’amour pour lesarts qui se manifestait en elle, il ajouta :

– Je suis l’auteur de ce groupe, voici dix jours que je viensvoir trois fois par jour si quelqu’un en connaîtra la valeur et lemarchandera. Vous êtes ma première admiratrice, prenez !

– Venez, monsieur, avec le marchand, dans une heure d’ici… Voicila carte de mon père, répondit Hortense.

Puis, en voyant le marchand aller dans une pièce pour yenvelopper le groupe dans du linge, elle ajouta tout bas, au grandétonnement de l’artiste, qui crut rêver :

– Dans l’intérêt de votre avenir, monsieur Wenceslas, ne montrezpas cette carte, ne dites pas le nom de votre acquéreur à MlleFischer, car c’est notre cousine.

Ce mot « notre cousine » produisit un éblouissement à l’artiste,il entrevit le paradis en en voyant une des Eves tombées. Il rêvaitde la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autantqu’Hortense rêvait de l’amoureux de sa cousine, et, quand elleétait entrée :

– Ah ! pensait-il, si elle pouvait être ainsi !

On comprendra le regard que les deux amants échangèrent, ce futde la flamme, car les amoureux vertueux n’ont pas la moindrehypocrisie.

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