La Cousine Bette

Chapitre 105Liquidation de la maison Thoul et Bijou

Josépha se leva, fourragea les fleurs rares de ses jardinières,et fit un charmant, un délicieux bouquet pour la baronne, dontl’attente était, disons-le, entièrement trompée. Semblable à cesbons bourgeois qui prennent les gens de génie pour des espèces demonstres mangeant, buvant, marchant, parlant tout autrement que lesautre hommes, la baronne espérait voir Josépha la fascinatrice,Josépha la cantatrice, la courtisane spirituelle etamoureuse ; et elle trouvait une femme calme et posée, ayantla noblesse de son talent, la simplicité d’une actrice qui se saitreine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille qui rendait parses regards, par son attitude et ses façons, un plein et entierhommage à la femme vertueuse, à la Mater dolorosa de l’hymnesainte, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie onfleurit la madone.

– Madame, vint dire le valet, revenu au bout d’un demi-heure, lamère Bijou est en route ; mais il ne faut pas compter sur lapetite Olympe. La brodeuse de madame est devenue bourgeoise, elleest mariée…

– En détrempe ?… demanda Josépha.

– Non, madame, vraiment mariée. Elle est à la tête d’unmagnifique établissement, elle a épousé le propriétaire d’un grandmagasin de nouveautés où l’on a dépensé des millions, sur leboulevard des Italiens, et elle a laissé son établissement debroderie à sa sœur et à sa mère. Elle est Mme Grenouville. Ce grosnégociant…

– Un Crevel !

– Oui, madame, dit le valet. Il a reconnu trente mille francs derente au contra de Mlle Bijou. Sa sœur aînée va, dit-on, aussiépouser un riche boucher.

– Votre affaire me semble aller bien mal, dit la cantatrice à labaronne. M. le baron n’est plus où je l’avais casé.

Dix minutes après, on annonça Mme Bijou. Josépha, par prudence,fit passer la baronne dans son boudoir, en en tirant laportière.

– Vous l’intimideriez, dit-elle à la baronne, elle ne lâcheraitrien en devinant que vous êtes intéressée à ses confidences,laissez-moi la confesser ! Cachez-vous là, vous entendreztout. Cette scène se joue aussi souvent dans la vie qu’au théâtre.- Eh bien, mère Bijou, dit la cantatrice à une vieille femmeenveloppée d’étoffe dite tartan, et qui ressemblait à une portièreendimanchée, vous voilà tous heureux ? votre fille a eu de lachance !

– Oh ! heureux !… ma fille nous donne cent francs parmois, et elle va en voiture, et elle mange dans de l’argent, elleest miyonaire !… Olympe aurait bien pu me mettre hors depeine. A mon âge, travailler !… Est-ce bienfait ?

– Elle a tort d’être ingrate, car elle vous doit sa beauté,reprit Josépha ; mais pourquoi n’est-elle pas venue mevoir ? C’est moi qui l’ai tirée de peine en la mariant à mononcle…

– Oui, madame, le père Thoul !… Mais il est ben vieux, bencassé…

– Qu’en avez-vous donc fait ? Est-il chez vous ?… Ellea eu bien tort de s’en séparer, le voilà riche à millions…

– Ah ! Dieu de Dieu, fit la mère Bijou ;… c’est cequ’on lui disait quand elle se comportait mal avec lui, qu’était ladouceur même, pauvre vieux ! Ah ! le faisait-elletrimer ! Olympe a été pervertie, madame !

– Et comment ?

– Elle a connu, sous votre respect, madame, un claqueur,petit-neveu d’un vieux matelassier du faubourg Saint-Marceau. Cefaigniant, comme tous les jolis garçons, un souteneur de pièces,quoi ! est la coqueluche du boulevard du Temple, où iltravaille aux pièces nouvelles, et soigne les entrées des actrices,comme il dit. Dans la matinée, il déjeune ; avant lespectacle, il dîne pour se monter la tête ; enfin il aime lesliqueurs et le billard de naissance. « C’est pas un étatcela ! » que je disais à Olympe.

– C’est malheureusement un état, dit Josépha.

– Enfin, Olympe avait la tête perdue pour ce gars-là, qui,madame, ne voyait pas bonne compagnie, à preuve qu’il a failli êtrearrêté dans l’estaminet où sont les voleurs ; mais, pour lors,M. Braulard, le chef de la claque, l’a réclamé. Ça porte desboucles d’oreilles en or, et ça vit de ne rien faire, aux crochetsdes femmes qui sont folles de ces bels hommes-là! Il a mangé toutl’argent que M. Thoul donnait à la petite. L’établissement allaitfort mal. Ce qui venait de la broderie allait au billard. Pourlors, ce gars-là, madame, avait une sœur jolie, qui faisait le mêmeétat que son frère, une pas grand’chose, dans le quartier desétudiants.

– Une lorette de la Chaumière, dit Josépha.

– Oui, madame, dit la mère Bijou. Donc, Idamore, il se nommeIdamore, c’est son nom de guerre, car il s’appelle Chardin, Idamorea supposé que votre oncle devait avoir bien plus d’argent qu’il nele disait, et il a trouvé moyen d’envoyer, sans que ma fille s’endoutât, Elodie, sa sœur (il lui a donné un nom de théâtre), cheznous, comme ouvrière ; Dieu de Dieu ! qu’elle y a mistout sens dessus dessous, elle a débauché toutes ces pauvresfilles, qui sont devenues indécrottables, sous votre respect… Etelle a tant fait, qu’elle a pris pour elle le père Thoul, et ellel’a emmené, que nous ne savons pas où, que ça nous a mis dans unembarras, rapport à tous les billets. Nous sommes encoreaujor-d’ojord’hui sans pouvoir payer ; mais ma fille, qu’estlà dedans, veille aux échéances… Quand Idamore à évu le vieux àlui, rapport à sa sœur, il a laissé là ma pauvre fille, et il estmaintenant avec une jeune promière des Funambules… Et de là lemariage de ma fille, comme vous allez voir…

– Mais vous savez où demeure le matelassier ?… demandaJosépha.

– Le vieux père Chardin ? Est-ce que ça demeure çà!… Il estivre dès six heures du matin, il fait un matelas tous les mois, ilest toute la journée dans les estaminets borgnes, il fait lespoules…

– Comment, il fait les poules ?… c’est un fiercoq !

– Vous ne comprenez pas, madame ; c’est la poule aubillard, il en gagne trois ou quatre tous les jours, et ilboit…

– Des laits de poule ! dit Josépha. Mais Idamore fonctionneau boulevard, et, en s’adressant à mon ami Braulard, on letrouvera.

– Je ne sais pas, madame, vu que ces événements-là se sontpassés il y a six mois. Idamore est un de ces gens qui doiventaller à la correctionnelle, de là à Melun, et puis… ,dame !…

– Au pré! dit Josépha.

– Ah ! madame sait tout, dit en souriant la mère Bijou. Sima fille n’avait pas connu cet être-là, elle, elle serait… Maiselle a eu bien de la chance, tout de même, vous me direz ; carM. Grenouville en est devenu amoureux au point qu’il l’aépousée…

– Et comment ce mariage-là s’est-il fait ?

– Par le désespoir d’Olympe, madame. Quand elle s’est vueabandonnée pour la jeune première, à qui elle a trempé unesoupe ! ah ! l’a-t-elle giroflettée !… et qu’elle aeu le père Thoul qui l’adorait, elle a voulu renoncer aux hommes.Pour lors, M. Grenouville, qui venait acheter beaucoup chez nous,deux cents écharpes de Chine brodées par trimestre, l’a vouluconsoler ; mais, vrai ou non, elle n’a voulu entendre à rienqu’avec la mairie et l’église. « Je veux être honnête !…disait-elle toujours, ou je me péris ! » Et elle a tenu bon. M.Grenouville a consenti à l’épouser, à la condition qu’ellerenoncerait à nous, et nous avons consenti…

– Moyennant finance ?… dit la perspicace Josépha.

– Oui, madame, dix mille francs, et une rente à mon père, qui nepeut plus travailler…

– J’avais prié votre fille de rendre le père Thoul heureux, etelle me l’a jeté dans la crotte ! Ce n’est pas bien. Je nem’intéresserai plus à personne ! Voilà ce que c’est que de selivrer à la bienfaisance !… La bienfaisance n’est décidémentbonne que comme spéculation. Olympe devait au moins m’avertir de cetripotage-là! Si vous retrouvez le père Thoul, d’ici à quinzejours, je vous donnerai mille francs…

– C’est bien difficile, ma bonne dame, mais il y a bien despièces de cent sous dans mille francs, et je vais tâcher de gagnervotre argent…

– Adieu, madame Bijou.

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