La Cousine Bette

Chapitre 96Un bel enterrement

A midi et demi, Lisbeth introduisit dans le cabinet de son chermaréchal, qu’elle ne quittait pas, tant elle fut effrayée deschangements qui s’opéraient en lui, le notaire et le comteSteinbock.

– Monsieur le comte, dit le maréchal, je vous prie de signerl’autorisation nécessaire à ma nièce, votre femme, pour vendre uneinscription de rente dont elle ne possède encore que la nuepropriété. – Mademoiselle Fischer, vous acquiescerez à cette venteen abandonnant votre usufruit.

– Oui, cher comte, dit Lisbeth sans hésiter.

– Bien, ma chère, répondit le vieux soldat. J’espère vivre assezpour vous récompenser. Je ne doutais pas de vous : vous êtes unevraie républicaine, une fille du peuple.

Il prit la main de la vieille fille et y mit un baiser.

– Monsieur Hannequin, dit-il au notaire, faites l’actenécessaire sous forme de procuration, que je l’aie d’ici à deuxheures, afin de pouvoir vendre la rente à la Bourse d’aujourd’hui.Ma nièce, la comtesse, a le titre ; elle va venir, ellesignera l’acte quand vous l’apporterez, ainsi que mademoiselle. M.le comte vous accompagnera chez vous pour vous donner sasignature.

L’artiste, sur un signe de Lisbeth, salua respectueusement lemaréchal et sortit.

Le lendemain, à dix heures du matin, le comte de Forzheim se fitannoncer chez le prince de Wissembourg et fut aussitôt admis.

– Eh bien, mon cher Hulot, dit le maréchal Cottin en présentantles journaux à son vieil ami, nous avons, vous le voyez, sauvé lesapparences… Lisez.

Le maréchal Hulot posa les journaux sur le bureau de son vieuxcamarade et lui tendit deux cent mille francs.

– Voici ce que mon frère a pris à l’Etat, dit-il.

– Quelle folie ! s’écria le ministre. Il nous estimpossible, ajouta-t-il en prenant le cornet que lui présenta lemaréchal et lui parlant dans l’oreille, d’opérer cette restitution.Nous serions obligés d’avouer les concussions de votre frère, etnous avons tout fait pour les cacher…

– Faites-en ce que vous voudrez ; mais je ne veux pas qu’ily ait dans la fortune de la famille Hulot un liard de volé dans lesdeniers de l’Etat, dit le comte.

– Je prendrai les ordres du roi à ce sujet. N’en parlons plus,répondit le ministre en reconnaissant l’impossibilité de vaincre lesublime entêtement du vieillard.

– Adieu, Cottin, dit le vieillard en prenant la main du princede Wissembourg, je me sens l’âme gelée…

Puis, après avoir fait un pas, il se retourna, regarda le princequ’il vit ému fortement, il ouvrit les bras pour l’y serrer, et leprince embrassa le maréchal.

– Il me semble que je dis adieu, dit-il à toute la grande arméeen ta personne…

– Adieu donc, mon bon et vieux camarade ! dit leministre.

– Oui, adieu, car je vais où sont tous ceux de nos soldats quenous avons pleurés…

En ce moment, Claude Vignon entra. Les deux vieux débris desphalanges napoléoniennes se saluèrent gravement en faisantdisparaître toute trace d’émotion.

– Vous avez dû, mon prince, être content des journaux ? ditle futur maître des requêtes. J’ai manœuvré de manière à fairecroire aux feuilles de l’opposition qu’elles publiaient nossecrets…

– Malheureusement, tout est inutile, répliqua le ministre quiregarda le maréchal s’en allant par le salon. Je viens de dire undernier adieu qui m’a fait bien du mal. Le maréchal Hulot n’a pastrois jours à vivre, je l’ai bien vu d’ailleurs, hier. Cet homme,une de ces probités divines, un soldat respecté par les bouletsmalgré sa bravoure… tenez… là, sur ce fauteuil !… a reçu lecoup mortel, et de ma main, par un papier !… Sonnez etdemandez ma voiture. Je vais à Neuilly, dit-il en serrant les deuxcent mille francs dans son portefeuille ministériel.

Malgré les soins de Lisbeth, trois jours après, le maréchalHulot était mort. De tels hommes sont l’honneur des partis qu’ilsont embrassés. Pour les républicains, le maréchal était l’idéal dupatriotisme ; aussi se trouvèrent-ils tous à son convoi, quifut suivi d’une foule immense. L’armée, l’administration, la cour,le peuple, tout le monde vint rendre hommage à cette haute vertu, àcette intacte probité, à cette gloire si pure. N’a pas, qui veut,le peuple à son convoi. Ces obsèques furent marquées par un de cestémoignages pleins de délicatesse, de bon goût et de cœur, qui, deloin en loin, rappellent les mérites et la gloire de la noblessefrançaise. Derrière le cercueil du maréchal, on vit le vieuxmarquis de Montauran, le frère de celui qui, dans la levée deboucliers des chouans en 1799, avait été l’adversaire etl’adversaire malheureux de Hulot. Le marquis, en mourant sous lesballes des bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère ausoldat de la République. (Voir les Chouans.) Hulot avait si bienaccepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver lesbiens de ce jeune homme, alors émigré. Ainsi, l’hommage de lavieille noblesse française ne manqua pas au soldat qui, neuf ansauparavant, avait vaincu Madame.

Cette mort, arrivée quatre jours avant la dernière publicationde son mariage, fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle lamoisson engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrivesouvent, avait trop réussi. Le maréchal était mort des coups portésà cette famille par elle et par Mme Marneffe. La haine de lavieille fille, qui semblait assouvie par le succès, s’accrut detoutes ses espérances trompées. Lisbeth alla pleurer de rage chezMme Marneffe ; car elle fut sans domicile, le maréchal ayantsubordonné la durée de son bail à celle de sa vie. Crevel, pourconsoler l’amie de sa Valérie, en prit les économies, les doublalargement, et plaça ce capital en cinq pour cent, en lui donnantl’usufruit et mettant la propriété au nom de Célestine. Grâce àcette opération, Lisbeth posséda deux mille francs de renteviagère. On trouva, lors de l’inventaire, un mot du maréchal à sabelle-sœur, à sa nièce Hortense et à son neveu Victorin, qui leschargeait de payer, à eux trois, douze cents francs de renteviagère à celle qui devait être sa femme Mlle Lisbeth Fischer.

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