La Cousine Bette

Chapitre 66La première querelle de la vie conjugale

A la vue de sa mère, arrivée en toute hâte, Hortense avait versédes torrents de larmes. Aussi, la crise nerveuse changea fortheureusement d’aspect.

– Trahie, ma chère maman ! lui dit-elle. Wenceslas, aprèsm’avoir donné sa parole d’honneur de ne pas aller chez MmeMarneffe, y a dîné hier, et n’est rentré qu’à une heure un quart dumatin !… Si tu savais, la veille, nous avions eu, non pas unequerelle, mais une explication. Je lui avais dit des choses sitouchantes : « J’étais jalouse, une infidélité me feraitmourir ; j’étais ombrageuse, il devait respecter mesfaiblesses, puisqu’elles venaient de mon amour pour lui ;j’avais dans les veines autant du sang de mon père que dutien ; dans le premier moment d’une trahison, je serais folleà faire des folies, à me venger, à nous déshonorer tous, lui, sonfils et moi ; qu’enfin je pourrais le tuer et me tueraprès ! » etc. Et il y est allé, et il y est ! Cette femmea entrepris de nous désoler tous ! Hier, mon frère et Célestinse sont engagés pour retirer soixante-douze mille francs de lettresde change souscrites pour cette vaurienne… Oui, maman, on allaitpoursuivre mon père et le mettre en prison. Cette horrible femmen’a-t-elle pas assez de mon père et de tes larmes ? Pourquoime prendre Wenceslas ?… J’irai chez elle, je lapoignarderai !

Mme Hulot, atteinte au cœur par l’affreuse confidence que danssa rage Hortense lui faisait sans le savoir, dompta sa douleur parun de ces héroïques efforts dont sont capables les grandes mères,et elle prit la tête de sa fille sur son sein pour la couvrir debaisers.

– Attends Wenceslas, mon enfant, et tout s’expliquera. Le mal nedoit pas être aussi grand que tu le penses ! J’ai été trahieaussi, moi, ma chère Hortense. Tu me trouves belle, je suisvertueuse, et je suis cependant abandonnée depuis vingt-trois ans,pour des Jenny Cadine, des Josépha, des Marneffe !… lesavais-tu ?…

– Toi, maman, toi !… tu souffres cela depuisvingt ?…

Elle s’arrêta devant ses propres idées.

– Imite-moi, mon enfant, reprit la mère. Sois douce et bonne, ettu auras la conscience paisible. Au lit de mort, un homme se dit : »Ma femme ne m’a jamais causé la moindre peine !…  » Et Dieu,qui entend ces derniers soupirs-là, nous les compte. Si je m’étaislivrée à des fureurs, comme toi, que serait-il arrivé?… Ton père seserait aigri, peut-être m’aurait-il quittée, et il n’aurait pas étéretenu par la crainte de m’affliger ; notre ruine, aujourd’huiconsommée, l’eût été de dix ans plus tôt, nous aurions offert lespectacle d’un mari et d’une femme vivant chacun de son côté,scandale affreux, désolant, car c’est la mort de la famille. Ni tonfrère ni toi, vous n’eussiez pu vous établir… Je me suis sacrifiée,et si courageusement, que, sans cette dernière liaison de ton père,le monde me croirait encore heureuse. Mon officieux et biencourageux mensonge a jusqu’à présent protégé Hector ; il estencore considéré; seulement, cette passion de vieillard l’entraînetrop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le paraventque je mettais entre le monde et nous… Mais je l’ai tenu pendantvingt-trois ans, ce rideau derrière lequel je pleurais, sans mère,sans confident, sans autre secours que celui de la religion, etj’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille…

Hortense écoutait sa mère, les yeux fixes. La voix calme et larésignation de cette suprême douleur firent taire l’irritation dela première blessure chez la jeune femme ; les larmes lagagnèrent, elles revinrent à torrents. Dans un accès de piétéfiliale, écrasée par la sublimité de sa mère, elle se mit à genouxdevant elle, saisit le bas de sa robe et la baisa, comme de pieuxcatholiques baisent les saintes reliques d’un martyr.

– Lève-toi, mon Hortense, dit la baronne ; un pareiltémoignage de ma fille efface de bien mauvais souvenirs !Viens sur mon cœur, oppressé de ton chagrin seulement. Le désespoirde ma pauvre petite fille, dont la joie était ma seule joie, abrisé le cachet sépulcral que rien ne devait lever de ma lèvre.Oui, je voulais emporter mes douleurs au tombeau, comme un suairede plus. Pour calmer ta fureur, j’ai parlé… Dieu mepardonnera ! Oh ! si ma vie devait être ta vie, que neferais-je pas !… Les hommes, le monde, le hasard, la nature,Dieu, je crois, nous vendent l’amour au prix des plus cruellestortures. Je payerai de vingt-quatre années de désespoir, dechagrins incessants, d’amertumes, dix années heureuses…

– Tu as eu dix ans, chère maman, et moi trois ansseulement !… dit l’égoïste amoureuse.

– Rien n’est perdu, ma petite, attends Wenceslas.

– Ma mère, dit-elle, il a menti ! il m’a trompée… il m’adit : « Je n’irai pas, » et il est allé. Et cela, devant le berceaude son enfant !…

– Pour leur plaisir, les hommes, mon ange, commettent les plusgrandes lâchetés, des infamies, des crimes ; c’est, à ce qu’ilparaît, dans leur nature. Nous autres femmes, nous sommes vouées ausacrifice. Je croyais mes malheurs achevés, et ils commencent, carje ne m’attendais pas à souffrir doublement en souffrant dans mafille. Courage et silence !… Mon Hortense, jure-moi de neparler qu’à moi de tes chagrins, de n’en rien laisser voir devantdes tiers… Oh ! sois aussi fière que ta mère !

En ce moment, Hortense tressaillit, elle entendit le pas de sonmari.

– Il paraît, dit Wenceslas en entrant, que Stidmann est venupendant que j’étais allé chez lui.

– Vraiment ?… s’écria la pauvre Hortense avec la sauvageironie d’une femme offensée qui se sert de la parole comme d’unpoignard.

– Mais oui, nous venons de nous rencontrer, répondit Wenceslasen jouant l’étonnement.

– Mais hier ?… reprit Hortense.

– Eh bien, je t’ai trompée, mon cher amour, et ta mère va nousjuger…

Cette franchise desserra le cœur d’Hortense. Toutes les femmesvraiment nobles préfèrent la vérité au mensonge. Elles ne veulentpas voir leur idole dégradée, elles veulent être fières de ladomination qu’elles acceptent.

Il y a de ce sentiment chez les Russes, à propos de leurczar.

– Ecoutez, chère mère,… dit Wenceslas, j’aime tant ma bonne etdouce Hortense, que je lui ai caché l’étendue de notre détresse.Que voulez-vous ! elle nourrissait encore, et des chagrins luiauraient fait bien du mal. Vous savez tout ce que risque alors unefemme. Sa beauté, sa fraîcheur, sa santé, sont en danger. Est-ce untort ?… Elle croit que nous ne devons que cinq mille francs,mais j’en dois cinq mille autres… Avant-hier, nous étions audésespoir !… Personne au monde ne prête aux artistes. On sedéfie de nos talents tout autant que de nos fantaisies. J’ai frappévainement à toutes les portes. Lisbeth nous a offert seséconomies.

– Pauvre fille, dit Hortense.

– Pauvre fille ! dit la baronne.

– Mais les deux mille francs de Lisbeth, qu’est-ce ? toutpour elle, rien pour nous. Alors, la cousine nous a parlé, tu sais,Hortense, de Mme Marneffe, qui, par amour-propre, devant tant aubaron, ne prendrait pas le moindre intérêt… Hortense a voulu mettreses diamants au mont-de-piété. Nous aurions eu quelques milliers defrancs, et il nous en fallait dix mille. Ces dix mille francs setrouvaient là, sans intérêts, pour un an !… Je me suis dit : »Hortense n’en saura rien, allons les prendre. » Cette femme m’afait inviter par mon beau-père à dîner hier, en me donnant àentendre que Lisbeth avait parlé, que j’aurais de l’argent. Entrele désespoir d’Hortense et ce dîner, je n’ai pas hésité. Voilàtout. Comment, Hortense, à vingt-quatre ans, fraîche, pure etvertueuse, elle qui est tout mon bonheur et ma gloire, que je n’aipas quittée depuis notre mariage, peut-elle imaginer que je luipréférerai, quoi ?… une femme tannée, fanée, panée, dit-il enemployant une atroce expression de l’argot des ateliers pour fairecroire à son mépris par une de ces exagérations qui plaisent auxfemmes.

– Ah ! si ton père m’avait parlé comme cela ! s’écriala baronne.

Hortense se jeta gracieusement au cou de son mari.

– Oui, voilà ce que j’aurais fait, dit Adeline. – Wenceslas, monami, votre femme a failli mourir, reprit-elle gravement. Vous voyezcombien elle vous aime. Elle est à vous, hélas !

Et elle soupira profondément.

– Il peut en faire une martyre ou une femme heureuse, sedit-elle à elle-même en pensant ce que pensent toutes les mèreslors du mariage de leurs filles. – Il me semble, ajouta-t-elle àhaute voix, que je souffre assez pour voir mes enfants heureux.

– Soyez tranquille, chère maman, dit Wenceslas au comble dubonheur de voir cette crise heureusement terminée. Dans deux mois,j’aurai rendu l’argent à cette horrible femme. Quevoulez-vous ! reprit-il en répétant ce mot essentiellementpolonais avec la grâce polonaise, il y a des moments où l’onemprunterait au diable. C’est, après tout, l’argent de la famille.Et, une fois invité, l’aurais-je eu, cet argent qui nous coûte sicher, si j’avais répondu par des grossièretés à unepolitesse ?

– Oh ! maman, quel mal nous fait papa ! s’écriaHortense.

La baronne mit un doigt sur ses lèvres, et Hortense regrettacette plainte, le premier blâme qu’elle laissait échapper sur unpère si héroïquement protégé par un sublime silence.

– Adieu, mes enfants, dit Mme Hulot, voilà le beau temps revenu.Mais ne vous fâchez plus.

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