La Cousine Bette

Chapitre 88Crevel professe

L’énormité de la somme agit si fortement sur Crevel, que sa viveémotion, en voyant à ses pieds cette belle femme en pleurs, sedissipa. Puis, quelque angélique et sainte que soit une femme,quand elle pleure à chaudes larmes, sa beauté disparaît. Les madameMarneffe, comme on l’a vu, pleurnichent quelquefois, laissent unelarme glisser le long de leurs joues ; mais fondre en larmes,se rougir les yeux et le nez !… elles ne commettent jamaiscette faute.

– Voyons, mon enfant, du calme, sapristi ! reprit Crevel enprenant les mains de la belle Mme Hulot dans ses mains et les ytapotant. Pourquoi me demandez-vous deux cent mille francs ?qu’en voulez-vous faire ? pour qui est-ce ?

– N’exigez de moi, répondit-elle, aucune explication,donnez-les-moi !… Vous aurez sauvé la vie à trois personnes etl’honneur à nos enfants.

– Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverezdans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu prèsfolle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où,deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, enattendant qu’elle daigne les écumer ? Voilà comment vousconnaissez la vie, les affaires, ma belle ?… Vos gens sontbien malades, envoyez-leur les sacrements ; car personne dansParis, excepté Son Altesse divine Madame la Banque, l’illustreNucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autresnous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareilmiracle ! la liste civile, quelque civile qu’elle soit, laliste civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout lemonde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vousabusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippequi règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait, comme noustous, qu’au-dessus de la Charte il y a la sainte, la vénérée, lasolide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, latoute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange,l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à lespercevoir ! « Dieu des Juifs, tu l’emportes ! » a dit legrand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or !… Dutemps de Moïse, on agiotait dans le désert ! Nous sommesrevenus aux temps bibliques ! Le veau d’or a été le premiergrand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, ruePlumet ! Les Egyptiens devaient des emprunts énormes auxHébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, maisaprès des capitaux.

Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire : « Ai-je del’esprit ! »

– Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leursaint-frusquin ! reprit-il après cette pause. Pardon.Ecoutez-moi bien ! Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deuxcent mille francs ?… Personne ne peut les donner sans changerdes placements faits. Comptez !… Pour avoir deux cent millefrancs d’argent vivant, il faut vendre environ sept mille francs derente trois pour cent. Eh bien, vous n’avez votre argent qu’au boutde deux jours. Voilà la voie la plus prompte. Pour déciderquelqu’un à se dessaisir d’une fortune, car c’est toute la fortunede bien des gens, deux cent mille francs ! encore doit-on luidire où tout cela va, pour quel motif…

– Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes,dont l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera ! Enfin, ils’agit de moi, qui deviendrai folle ! Ne le suis-je pas un peudéjà?

– Pas si folle ! dit-il en prenant Mme Hulot par lesgenoux ; le père Crevel a son prix, puisque tu as daignépenser à lui, mon ange.

– Il paraît qu’il faut se laisser prendre les genoux !pensa la sainte et noble femme en se cachant la figure dans lesmains. – Vous m’offriez jadis une fortune ! dit-elle enrougissant.

– Ah ! ma petite mère, il y a trois ans !… repritCrevel. Oh ! vous êtes plus belle que je ne vous ai jamaisvue !… s’écria-t-il en saisissant le bras de la baronne et leserrant contre son cœur. Vous avez de la mémoire, chère enfant,sapristi !… Eh bien, voyez comme vous avez eu tort de faire labégueule ! car les trois cent mille francs que vous aveznoblement refusés sont dans l’escarcelle d’une autre. Je vousaimais et je vous aime encore ; mais reportons-nous à troisans d’ici. Quand je vous disais : « Je vous aurai ! » quel étaitmon dessein ? Je voulais me venger de ce scélérat de Hulot.Or, votre mari, ma belle, a pris pour maîtresse un bijou de femme,une perle, une petite finaude alors âgée de vingt-trois ans, carelle en a vingt-six aujourd’hui. J’a trouvé plus drôle, pluscomplet, plus Louis XV, plus maréchal de Richelieu, plus corsé delui souffler cette charmante créature, qui, d’ailleurs, n’a jamaisaimé Hulot, et qui, depuis trois ans, est folle de votreserviteur…

En disant cela, Crevel, des mains de qui la baronne avait retiréses mains, s’était remis en position. Il tenait ses entournures etbattait son torse de ses deux mains, comme par deux ailes, encroyant se rendre désirable et charmant. Il semblait dire : « Voilàl’homme que vous avez mis à la porte ! »

– Voilà, ma chère enfant ; je suis vengé, votre mari l’asu ! Je lui ai catégoriquement démontré qu’il était dindonné,ce que nous appelons refait au même… Mme Marneffe est ma maîtresse,et, si le sieur Marneffe crève, elle sera ma femme…

Mme Hulot regardait Crevel d’un oeil fixe et presque égaré.

– Hector a su cela ! dit-elle.

– Et il y est retourné! répondit Crevel, et je l’ai souffert,parce que Valérie voulait être la femme d’un chef de bureau ;mais elle m’a juré d’arranger les choses de manière que notre baronsoit si bien roulé, qu’il ne reparaisse plus. Et ma petite duchesse(car elle est née duchesse, cette femme-là, paroled’honneur !) a tenu parole. Elle vous a rendu, madame, commeelle le dit si spirituellement, votre Hector vertueux àperpétuité!… La leçon a été bonne, allez ! le baron en a vu desévères ; il n’entretiendra plus ni danseuses ni femmes commeil faut ; il est guéri radicalement, car il est rincé comme unverre à bière. Si vous aviez écouté Crevel au lieu de l’humilier,de le jeter à la porte, vous auriez quatre cent mille francs, carma vengeance me coûte bien cette somme-là. Mais je retrouverai mamonnaie, je l’espère, à la mort de Marneffe… J’ai placé sur mafuture. C’est là le secret de mes prodigalités. J’ai résolu leproblème d’être grand seigneur à bon marché.

– Vous donnerez une pareille belle-mère à votre fille ?…s’écria Mme Hulot.

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