La Cousine Bette

Chapitre 47Une première scène de haute comédie féminine

– Tu ne m’aimes plus, Henri ! je le vois, dit Mme Marneffeen se cachant le front dans son mouchoir et fondant en larmes.

C’était le cri de l’amour vrai. La clameur du désespoir de lafemme est si persuasive, qu’elle arrache le pardon qui se trouve aufond du cœur de tous les amoureux, quand la femme est jeune, jolieet décolletée à sortir par le haut de sa robe en costume d’Eve.

– Mais pourquoi ne quittez-vous pas tout pour moi, si vousm’aimez ? demanda le Brésilien.

Ce naturel de l’Amérique, logique comme le sont tous les hommesnés dans la nature, reprit aussitôt la conversation au point où ill’avait laissée, en reprenant la taille de Valérie.

– Pourquoi ?… dit-elle en relevant la tête et regardantHenri qu’elle domina par un regard chargé d’amour. Mais, mon petitchat, je suis mariée ; mais nous sommes à Paris, et non dansles savanes, dans les pampas, dans les solitudes de l’Amérique. Monbon Henri, mon premier et mon seul amour, écoute-moi donc. Ce mari,simple sous-chef au ministère de la guerre, veut être chef debureau et officier de la Légion d’honneur, puis-je l’empêcherd’avoir de l’ambition ? Or, pour la même raison qu’il nouslaissait entièrement libres tous les deux (il y a bientôt quatreans, t’en souviens-tu, méchant ?… ), aujourd’hui, Marneffem’impose M. Hulot. Je ne puis me défaire de cet affreuxadministrateur qui souffle comme un phoque, qui a des nageoiresdans les narines, qui a soixante-trois ans, qui depuis trois anss’est vieilli de dix ans à vouloir être jeune ; qui m’est siodieux, que, le lendemain du jour où Marneffe sera chef de bureauet officier de la Légion d’honneur…

– Qu’est-ce qu’il aura de plus, ton mari ?

– Mille écus.

– Je les lui donnerai viagèrement, reprit le baron Montès ;quittons Paris et allons…

– Où? dit Valérie en faisant une de ces jolies moues parlesquelles les femmes narguent les hommes dont elles sont sûres.Paris est la seule ville où nous puissions vivre heureux. Je tienstrop à ton amour pour le voir s’affaiblir en nous trouvant seulsdans un désert ; écoute, Henri, tu es le seul homme aimé demoi dans l’univers, écris cela sur ton crâne de tigre.

Les femmes persuadent toujours aux hommes de qui elles ont faitdes moutons qu’ils sont des lions, et qu’ils ont un caractère defer.

– Maintenant, écoute-moi bien ! M. Marneffe n’a pas cinqans à vivre, il est gangrené jusque dans la moelle de ses os ;sur douze mois de l’année, il en passe sept à boire des drogues,des tisanes, il vit dans la flanelle ; enfin, il est, dit lemédecin, sous le coup de la faux à tout moment ; la maladie laplus innocente pour un homme sain sera mortelle pour lui, le sangest corrompu, la vie est attaquée dans son principe. Depuis cinqans, je n’ai pas voulu qu’il m’embrassât une seule fois, car cethomme, c’est la peste ! Un jour, et ce jour n’est pas éloigné,je serai veuve ; eh bien, moi, déjà demandée par un homme quipossède soixante mille francs de rente, moi qui suis maîtresse decet homme comme de ce morceau de sucre, je te déclare que tu seraispauvre comme Hulot, lépreux comme Marneffe, et que si tu mebattais, c’est toi que je veux pour mari, toi seul que j’aime, dequi je veuille porter le nom. Et je suis prête à te donner tous lesgages d’amour que tu voudras…

– Eh bien, ce soir…

– Mais, enfant de Rio, mon beau jaguar sorti pour moi des forêtsvierges du Brésil, dit-elle en lui prenant la main, et la baisant,et la caressant, respecte donc un peu la créature de qui tu veuxfaire ta femme… Serai-je ta femme, Henri ?…

– Oui, dit le Brésilien vaincu par le bavardage effréné de lapassion.

Et il se mit à genoux.

– Voyons, Henri, dit Valérie en lui prenant les deux mains et leregardant au fond des yeux avec fixité, tu me jures ici, enprésence de Lisbeth, ma meilleure et ma seule amie, ma sœur, de meprendre pour femme au bout de mon année de veuvage ?

– Je le jure.

– Ce n’est pas assez ! jure par les cendres et le salutéternel de ta mère, jure-le par la vierge Marie et par tesespérances de catholique !

Valérie savait que le Brésilien tiendrait ce serment, quand mêmeelle serait tombée au fond du plus sale bourbier social. LeBrésilien fit ce serment solennel, le nez presque touchant à lablanche poitrine de Valérie et les yeux fascinés ; il étaitivre, comme on est ivre en revoyant une femme aimée, après unetraversée de cent vingt jours !

– Eh bien, maintenant, sois tranquille. Respecte bien, dans MmeMarneffe, la future baronne de Montejanos. Ne dépense pas un liardpour moi, je te le défends. Reste ici, dans la première pièce,couché sur le petit canapé, je viendrai moi-même t’avertir quand tupourras quitter ton poste… Demain matin, nous déjeunerons ensemble,et tu t’en iras sur les une heure, comme si tu étais venu me faireune visite à midi. Ne crains rien, les portiers m’appartiennentcomme s’ils étaient mon père et ma mère… Je vais descendre chez moiservir le thé.

Elle fit un signe à Lisbeth, qui l’accompagna jusque sur lepalier. Là, Valérie dit à l’oreille de la vieille fille :

– Ce moricaud est revenu un peu trop tôt ! car je meurs sije ne te venge d’Hortense !…

– Sois tranquille, mon cher gentil petit démon, dit la vieillefille en l’embrassant au front, l’amour et la vengeance, chassantde compagnie, n’auront jamais le dessous. Hortense m’attend demain,elle est dans la misère. Pour avoir mille francs, Wenceslast’embrassera mille fois.

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