La Cousine Bette

Chapitre 34Un magnifique exemplaire de séide

La veille, au matin, un vieillard, Johann Fischer, faute depayer trente mille francs encaissés par son neveu, se voyait dansla nécessité de déposer son bilan si le baron ne les lui remettaitpas.

Ce digne vieillard, en cheveux blancs, âgé de soixante et dixans, avait une confiance tellement aveugle en Hulot, qui, pour cebonapartiste, était une émanation du soleil napoléonien, qu’il sepromenait tranquillement avec le garçon de la Banque dansl’antichambre du petit rez-de-chaussée de huit cents francs deloyer où il dirigeait ses diverses entreprises de grains et defourrages.

– Marguerite est allée prendre les fonds à deux pas d’ici, luidisait-il.

L’homme vêtu de gris et galonné d’argent connaissait si bien laprobité du vieil Alsacien, qu’il voulait lui laisser ses trentemille francs de billets ; mais le vieillard le forçait derester, en lui objectant que huit heures n’étaient pas sonnées. Uncabriolet arrêta, le vieillard s’élança dans la rue et tendit lamain avec une sublime certitude au baron, qui lui donna trentebillets de banque.

– Allez à trois portes plus loin, je vous dirai pourquoi, dit levieux Fischer. – Voici, jeune homme, dit le vieillard en revenantcompter le papier au représentant de la Banque, qu’il escortajusqu’à la porte.

Quand l’homme de la Banque fut hors de vue, Fischer fitretourner le cabriolet où attendait son auguste neveu, le brasdroit de Napoléon, et lui dit en le ramenant chez lui :

– Voulez-vous que l’on sache à la Banque de France que vousm’avez versé les trente mille francs dont vous êtesendosseur ?… C’est déjà beaucoup trop d’y avoir mis lasignature d’un homme comme vous !…

– Allons au fond de votre jardinet, père Fischer, dit le hautfonctionnaire. Vous êtes solide, reprit-il en s’asseyant sous unberceau de vigne et toisant le vieillard comme un marchand de chairhumaine toise un remplaçant.

– Solide à placer en viager, répondit gaiement le petitvieillard sec, maigre, nerveux et à l’oeil vif.

– La chaleur vous fait-elle mal ?…

– Au contraire.

– Que dites-vous de l’Afrique ?

– Un joli pays !… Les Français y sont allés avec le petitcaporal.

– Il s’agit, pour nous sauver tous, dit le baron, d’aller enAlgérie…

– Et mes affaires ?…

– Un employé de la guerre, qui prend sa retraite et qui n’a pasde quoi vivre, vous achète votre maison de commerce.

– Que faire en Algérie ?

– Fournir les vivres de la guerre, grains et fourrages, j’aivotre commission signée. Vous trouverez vos fournitures dans lepays à soixante et dix pour cent au-dessous des prix auxquels nousvous en tiendrons compte.

– Qui me les livrera ?…

– Les razzias, l’achour, les khalifas. Il y a dans l’Algérie(pays encore peu connu, quoique nous y soyons depuis huit ans)énormément de grains et de fourrages. Or, quand ces denréesappartiennent aux Arabes, nous les leur prenons sous une foule deprétextes ; puis, quand elles sont à nous, les Arabess’efforcent de les reprendre. On combat beaucoup pour legrain ; mais on ne sait jamais au juste les quantités qu’on avolées de part et d’autre. On n’a pas le temps, en rase campagne,de compter les blés par hectolitre comme à la Halle et les foinscomme à la rue d’Enfer. Les chefs arabes, aussi bien que nosspahis, préférant l’argent, vendent alors ces denrées à de très basprix. L’administration de la guerre, elle, a des besoinsfixes ; elle passe des marchés à des prix exorbitants,calculés sur la difficulté de se procurer des vivres, sur lesdangers que courent les transports. Voilà l’Algérie au point de vuevivrier. C’est un gâchis tempéré par la bouteille à l’encre detoute administration naissante. Nous ne pouvons pas y voir clairavant une dizaine d’années, nous autres administrateurs, mais lesparticuliers ont de bons yeux. Donc, je vous envoie y faire votrefortune ; je vous y mets, comme Napoléon mettait un maréchalpauvre à la tête d’un royaume où l’on pouvait protéger secrètementla contrebande. Je suis ruiné, mon cher Fischer. Il me faut centmille francs dans un an d’ici…

– Je ne vois pas de mal à les prendre aux Bédouins, répliquatranquillement l’Alsacien. Cela se faisait ainsi sous l’Empire…

– L’acquéreur de votre établissement viendra vous voir ce matinet vous comptera dix mille francs, reprit le baron Hulot. N’est-cepas tout ce qu’il vous faut pour aller en Afrique ?

Le vieillard fit un signe d’assentiment.

– Quant aux fonds, là-bas, soyez tranquille, reprit le baron. Jetoucherai le reste du prix de votre établissement d’ici, j’en aibesoin.

– Tout est à vous, même mon sang, dit le vieillard.

– Oh ! ne craignez rien, reprit le baron en croyant à sononcle plus de perspicacité qu’il n’en avait ; quant à nosaffaires d’achour, votre probité n’en souffrira pas ; toutdépend de l’autorité; or, c’est moi qui ai placé là-bas l’autorité,je suis sûr d’elle. Ceci, papa Fischer, est un secret de vie et demort ; je vous connais, je vous ai parlé sans détours nicirconlocutions.

– On ira, dit le vieillard. Et cela durera ?…

– Deux ans ! Vous aurez cent mille francs à vous pour vivreheureux dans les Vosges.

– Il sera fait comme vous voulez, mon honneur est le vôtre, dittranquillement le petit vieillard.

– Voilà comment j’aime les hommes. Cependant, vous ne partirezpas sans avoir vu votre petite-nièce heureuse et mariée, elle seracomtesse.

L’achour, la razzia des razzias et le prix donné par l’employépour la maison Fischer ne pouvaient pas fournir immédiatementsoixante mille francs pour la dot d’Hortense, y compris letrousseau, qui coûterait environ cinq mille francs, et les quarantemille francs dépensés ou à dépenser pour Mme Marneffe. Enfin, où lebaron avait-il pris les trente mille francs qu’il venaitd’apporter ? Voici comment. Quelques jours auparavant, Hulotétait allé se faire assurer, pour une somme de cent cinquante millefrancs et pour trois ans, par deux compagnies d’assurances sur lavie. Muni de la police d’assurance dont la prime était payée, ilavait tenu ce langage à M. le baron de Nucingen, pair de France,dans la voiture duquel il se trouvait, au sortir d’une séance de laChambre des pairs, en retournant dîner avec lui.

– Baron, j’ai besoin de soixante dix mille francs, et je vousles demande. Vous prendrez un prête-nom à qui je déléguerai pourtrois ans la quotité engageable de mes appointements, elle monte àvingt-cinq mille francs par an, c’est soixante et quinze millefrancs. Vous me direz : « Vous pouvez mourir. »

Le baron fit un signe d’assentiment.

– Voici une police d’assurance de cent cinquante mille francsqui vous sera transférée jusqu’à concurrence de quatre-vingt millefrancs, répondit le baron en tirant un papier de sa poche.

– Et si fus êdes tesdidué!… dit le baron millionnaire enriant.

L’autre baron, antimillionnaire, devint soucieux.

– Rassirez-fus, cheu né fus ai vait l’opjection que bir fusvaire abercevoir que ch’ai quelque méride à fus tonner la somme.Fus édes tonc pien chêné, gar la Panque a fôdre zignadire.

– Je marie ma fille, dit le baron Hulot, et je suis sansfortune, comme tous ceux qui continuent à faire del’administration, par une ingrate époque où jamais cinq centsbourgeois assis sur des banquettes ne sauront récompenser largementles gens dévoués comme le faisait l’empereur.

– Allons, fus affez ei Chosèpha ! reprit le pair de France,ce qui egsblique dut ! Endre nus, la tuc t’Hèrufille fus arenti ein vier zerfice en fus ôdant cedde zangsielà te tessis fodrepirse.

Ch’ai gonni ce malhir, et ch’y zai gombadir.

ajouta-t-il en croyant citer un vers français. Egoudez eingonzèle t’ami : Vermez fôdre pudique, u fis serez tègomè…

Cette véreuse affaire se fit par l’entremise d’un petit usuriernommé Vauvinet, un de ces faiseurs qui se tiennent en avant desgrosses maisons de banque comme ce petit poisson qui semble être levalet du requin. Cet apprenti loup-cervier promit à M. le baronHulot, tant il était jaloux de se concilier la protection de cegrand personnage, de lui négocier trente mille francs de lettres dechange, à quatre-vingt-dix jours, en s’engageant à les renouvelerquatre fois et à ne pas les mettre en circulation.

Le successeur de Fischer devait donner quarante mille francspour obtenir cette maison, mais avec la promesse de la fournituredes fourrages dans un département voisin de Paris.

Tel était le dédale effroyable où les passions engageaient undes hommes les plus probes jusqu’alors, un des plus habilestravailleurs de l’administration napoléonienne : la concussion poursolder l’usure, l’usure pour fournir à ses passions et pour mariersa fille. Cette science de prodigalité, tous ces efforts étaientdépensés pour paraître grand à Mme Marneffe, pour être le Jupiterde cette Danaé bourgeoise. On ne déploie pas plus d’activité, plusd’intelligence, plus d’audace pour faire honnêtement sa fortune quele baron en déployait pour se plonger la tête la première dans unguêpier : il suffisait aux affaires de sa division, il pressait lestapissiers, il voyait les ouvriers, il vérifiait minutieusement lesplus petits détails du ménage de la rue Vanneau. Tout entier à MmeMarneffe, il allait encore aux séances des Chambres, il semultipliait, et sa famille, ni personne, ne s’apercevait de sespréoccupations.

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