La Cousine Bette

Chapitre 62Commentaires sur l’histoire de Dalila

Pendant ce dîner, Hulot, content de voir là son gendre, et plussatisfait encore de la certitude d’un raccommodement avec Valérie,qu’il se flattait de rendre fidèle par la promesse de la successionCoquet, fut charmant. Stidmann répondit à l’amabilité du baron parles gerbes de la plaisanterie parisienne et par sa verve d’artiste.Steinbock ne voulut pas se laisser éclipser par son camarade, ildéploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l’effet, il futcontent de lui ; Mme Marneffe lui sourit à plusieurs reprisesen lui montrant qu’elle le comprenait bien. La bonne chère, lesvins capiteux achevèrent de plonger Wenceslas dans ce qu’il fautappeler le bourbier du plaisir. Animé par une pointe de vin, ils’étendit, après le dîner, sur un divan, en proie à un bonheur à lafois physique et spirituel, que Mme Marneffe mit au comble envenant se poser près de lui, légère, parfumée, belle à damner lesanges. Elle s’inclina vers Wenceslas, elle effleura presque sonoreille pour lui parler tout bas.

– Ce n’est pas ce soir que nous pouvons causer d’affaires, àmoins que vous ne vouliez rester le dernier. Entre vous, Lisbeth etmoi, nous arrangerions les choses à votre convenance…

– Ah ! vous êtes un ange, madame ! dit Wenceslas enlui répondant de la même manière. J’ai fait une fameuse sottise dene point écouter Lisbeth…

– Que vous disait-elle ?

– Elle prétendait, rue du Doyenné, que vous m’aimiez !…

Mme Marneffe regarda Wenceslas, eut l’air d’être confuse et seleva brusquement. Une femme, jeune et jolie, n’a jamais impunémentéveillé chez un homme l’idée d’un succès immédiat. Ce mouvement defemme vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur,était plus éloquent mille fois que la déclaration la pluspassionnée.

Aussi le désir fut-il si vivement irrité chez Wenceslas, qu’ilredoubla d’attentions pour Valérie. Femme en vue, femmesouhaitée ! De là vient la terrible puissance des actrices.Mme Marneffe, se sachant étudiée, se comporta comme une actriceapplaudie. Elle fut charmante et obtint un triomphe complet.

– Les folies de mon beau-père ne m’étonnent plus, dit Wenceslasà Lisbeth.

– Si vous parlez ainsi, Wenceslas, répondit la cousine, je merepentirai toute ma vie de vous avoir fait prêter ces dix millefrancs. Seriez-vous donc comme eux tous, dit-elle en montrant lesconvives, amoureux fou de cette créature ? Songez donc quevous seriez le rival de votre beau-père. Enfin pensez à tout lechagrin que vous causeriez à Hortense.

– C’est vrai, dit Wenceslas, Hortense est un ange, je serais unmonstre !

– Il y en a bien assez d’un dans la famille, répliquaLisbeth.

– Les artistes ne devraient jamais se marier : s’écriaSteinbock.

– Ah ! c’est ce que je vous disais rue du Doyenné. Vosenfants, à vous, ce sont vos groupes, vos statues, voschefs-d’œuvre.

– Que dites-vous donc là? vint demander Valérie en se joignant àLisbeth. – Sers le thé, cousine.

Steinbock, par une forfanterie polonaise, voulut paraîtrefamilier avec cette fée du salon. Après avoir insulté Stidmann,Claude Vignon, Crevel, par un regard, il prit Valérie par la mainet la força de s’asseoir à côté de lui sur le divan.

– Vous êtes par trop grand seigneur, comte Steinbock !dit-elle en résistant un peu.

Et elle se mit à rire en tombant près de lui, non sans luimontrer le petit bouton de rose qui parait son corsage.

– Hélas ! si j’étais grand seigneur, dit-il, je neviendrais pas ici en emprunteur.

– Pauvre enfant ! Je me souviens de vos nuits de travail àla rue du Doyenné. Vous avez été un peu bêta. Vous vous êtes marié,comme un affamé se jette sur du pain. Vous ne connaissez pointParis ! Voyez où vous en êtes ! Mais vous avez fait lasourde oreille au dévouement de la Bette comme à l’amour de laParisienne, qui savait son Paris par cœur.

– Ne me dites plus rien, s’écria Steinbock, je suis bâté.

– Vous aurez vos dix mille francs, mon cher Wenceslas ;mais à une condition, dit-elle en jouant avec ses admirablesrouleaux de cheveux.

– Laquelle ?

– Eh bien, je ne veux pas d’intérêts…

– Madame !…

– Oh ! ne vous fâchez pas ; vous me les remplacerezpar un groupe en bronze. Vous avez commencé l’histoire de Samson,achevez-la… Faites Dalila coupant les cheveux à l’Herculejuif !… Mais vous qui serez, si vous voulez m’écouter, ungrand artiste, j’espère que vous comprendrez le sujet. Il s’agitd’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien, là. C’estle cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout.Comme cette réplique… – Est-ce comme cela que vous dites ?…ajouta-t-elle finement en voyant Claude Vignon et Stidmann quis’approchèrent d’eux en entendant qu’il s’agissait desculpture ; comme cette réplique d’Hercule aux pieds d’Omphaleest bien plus belle que le mythe grec ! Est-ce la Grèce qui acopié la Judée ? est-ce la Judée qui a pris à la Grèce cesymbole ?

– Ah ! vous soulevez là, madame, une grave question !celle des époques auxquelles auraient été composés les différentslivres de la Bible. Le grand et immortel Spinosa, si niaisementrangé parmi les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu,prétendait que la Genèse et la partie politique, pour ainsi dire,de la Bible est du temps de Moïse, et il démontrait lesinterpolations par des preuves philologiques. Aussi a-t-il reçutrois coups de couteau à l’entrée de la synagogue.

– Je ne me savais pas si savante, dit Valérie ennuyée de voirson tête-à-tête interrompu.

– Les femmes savent tout par instinct, répliqua ClaudeVignon.

– Eh bien, me promettez-vous ? dit-elle à Steinbock en luiprenant la main avec une précaution de jeune fille amoureuse.

– Vous êtes assez heureux, mon cher, s’écria Stidmann, pour quemadame vous demande quelque chose ?…

– Qu’est-ce ? dit Claude Vignon.

– Un petit groupe en bronze, répondit Steinbock, Dalila coupantles cheveux à Samson.

– C’est difficile, fit observer Claude Vignon, à cause dulit…

– C’est au contraire excessivement facile, répliqua Valérie ensouriant.

– Ah ! faites-nous de la sculpture !… ditStidmann.

– Madame est la chose à sculpter ! répliqua Claude Vignonen jetant un regard fin à Valérie.

– Eh bien, reprit-elle, voici comment je comprends lacomposition. Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup dedandys à faux toupet. Le héros est là sur le bord du lit ;vous n’avez donc qu’à en figurer la base, cachée par des linges,par des draperies. Il est là comme Marius sur les ruines deCarthage, les bras croisés, la tête rasée, Napoléon àSainte-Hélène, quoi ! Dalila est à genoux, à peu près comme laMadeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme, ellel’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible,puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc,Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant sescheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde ensouriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson.Ce groupe et celui de la farouche Judith seraient la femmeexpliquée. La vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que lescheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs !

Et elle laissa les deux artistes confondus, qui firent, avec lecritique, un concert de louanges en son honneur.

– On n’est pas plus délicieuse ! s’écria Stidmann.

– Oh ! c’est, dit Claude Vignon, la femme la plusintelligente et la plus désirable que j’aie vue. Réunir l’esprit etla beauté, c’est si rare !

– Si vous, qui avez eu l’honneur de connaître intimement CamilleMaupin, vous lancez de pareils arrêts, répondit Stidmann, quedevons-nous penser ?

– Si vous voulez faire de Dalila, mon cher comte, un portrait deValérie, dit Crevel, qui venait de quitter le jeu pour un moment etqui avait tout entendu, je vous paye un exemplaire de ce groupemille écus. Oh ! oui, sapristi ! mille écus, je mefends !

– Je me fends ! qu’est-ce que cela veut dire ? demandaBeauvisage à Claude Vignon…

– Il faudrait que madame daignât poser… dit Steinbock enmontrant Valérie à Crevel. Demandez-lui.

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