La Cousine Bette

Chapitre 48Scène digne des loges

En quittant Valérie, Hulot était descendu jusqu’à la loge ets’était montré subitement à Mme Olivier.

– Mme Olivier ?…

En entendant cette interrogation impérieuse et voyant le gestepar lequel le baron la commenta, Mme Olivier sortit de sa loge etalla jusque dans la cour, à l’endroit où le baron l’emmena.

– Vous savez que, si quelqu’un peut un jour faciliter à votrefils l’acquisition d’une étude, c’est moi ; c’est grâce à moique le voici troisième clerc de notaire, et qu’il achève sondroit.

– Oui, monsieur le baron ; aussi, M. le baron peut-ilcompter sur notre reconnaissance. Il n’y a pas de jour que je neprie Dieu pour le bonheur de M. le baron.

– Pas tant de paroles, ma bonne femme, dit Hulot, mais despreuves…

– Que faut-il faire ? demanda Mme Olivier.

– Un homme en équipage est venu ce soir, leconnaissez-vous ?

Mme Olivier avait bien reconnu le Montès ; commentl’aurait-elle oublié? Montès lui glissait, rue du Doyenné, centsous dans la main toutes les fois qu’il sortait, le matin, de lamaison, un peu trop tôt. Si le baron s’était adressé à M. Olivier,peut-être aurait-il appris tout. Mais Olivier dormait. Dans lesclasses inférieures, la femme est non seulement supérieure àl’homme, mais encore elle le gouverne presque toujours. Depuislongtemps, Mme Olivier avait pris son parti dans le cas d’unecollision entre ses deux bienfaiteurs, elle regardait Mme Marneffecomme la plus forte de ces deux puissances :

– Si je le connais ?… répondit-elle ; non, ma foi,non, je ne l’ai jamais vu !…

– Comment ! le cousin de Mme Marneffe ne venait jamais lavoir quand elle demeurait rue du Doyenné?

– Ah ! c’est son cousin !… s’écria Mme Olivier. Il estpeut-être venu, mais je ne l’ai pas reconnu. La première fois,monsieur, je ferai bien attention…

– Il va descendre, dit Hulot vivement en coupant la parole à MmeOlivier.

– Mais il est parti, répliqua Mme Olivier, qui comprit tout. Lavoiture n’est plus là…

– Vous l’avez vu partir ?

– Comme je vous vois. Il a dit à son domestique : « Al’ambassade ! »

Ce ton, cette assurance, arrachèrent un soupir de bonheur aubaron, il prit la main à Mme Olivier et la lui serra.

– Merci, ma chère Mme Olivier ; mais ce n’est pastout !… Et M. Crevel ?

– M. Crevel ? que voulez-vous dire ? Je ne comprendspas, dit Mme Olivier.

– Ecoutez-moi bien ! Il aime Mme Marneffe…

– Pas possible, monsieur le baron ! pas possible !dit-elle en joignant les mains.

– Il aime Mme Marneffe ! répéta fort impérativement lebaron. Comment font-ils ? je ne sais rien ; mais je veuxle savoir et vous le saurez. Si vous pouvez me mettre sur lestraces de cette intrigue, votre fils sera notaire.

– Monsieur le baron, ne vous mangez pas les sangs comme ça, ditMme Olivier. Madame vous aime et n’aime que vous ; sa femme dechambre le sait bien, et nous disons comme cela que vous êtesl’homme le plus heureux de la terre, car vous savez tout ce quevaut madame… Ah ! c’est une perfection… Elle se lève à dixheures tous les jours ; pour lors, elle déjeune, bon. Eh bien,elle en a pour une heure à faire sa toilette, et tout ça la mène àdeux heures ; pour lors, elle va se promener aux Tuileries auvu et n’au su de tout le monde, elle est toujours rentrée à quatreheures, pour l’heure de votre arrivée… Oh ! c’est réglé commen’une pendule. Elle n’a pas de secrets pour sa femme de chambre,Reine n’en a pas pour moi, allez ! Reine ne peut pas n’enn’avoir, rapport à mon fils, pour qui n’elle a des bontés… Vousvoyez bien que, si Madame avait des rapports avec M. Crevel, nousle saurerions.

Le baron remonta chez Mme Marneffe le visage rayonnant, etconvaincu d’être le seul homme aimé de cette affreuse courtisane,aussi décevante, mais aussi belle, aussi gracieuse qu’unesirène.

Crevel et Marneffe commençaient un second piquet. Crevelperdait, comme perdent tous les gens qui ne sont pas à leur jeu.Marneffe, qui savait la cause des distractions du maire, enprofitait sans scrupule : il regardait les cartes à prendre, ilécartait en conséquence ; puis, voyant dans le jeu de sonadversaire, il jouait à coup sûr. Le prix de la fiche étant devingt sous, il avait déjà volé trente francs au maire au moment oùle baron rentrait.

– Eh bien, dit le conseiller d’Etat, étonné de ne trouverpersonne, vous êtes seuls ! où sont-ils tous ?

– Votre belle humeur a mis tout le monde en fuite, réponditCrevel.

– Non, c’est l’arrivée du cousin de ma femme, répliqua Marneffe.Ces dames et ces messieurs ont pensé que Valérie et Henri devaientavoir quelque chose à se dire, après une séparation de troisannées, et ils se sont discrètement retirés… Si j’avais été là, jeles aurais retenus ; mais, par aventure, j’aurais mal fait,car l’indisposition de Lisbeth, qui sert toujours le thé sur lesdix heures et demie, a mis tout en déroute…

– Lisbeth est donc réellement indisposée ? demanda Crevelfurieux.

– On me l’a dit, répliqua Marneffe avec l’immorale insouciancedes hommes pour qui les femmes n’existent plus.

Le maire avait regardé la pendule ; et, à cette estime, lebaron paraissait avoir passé quarante minutes chez Lisbeth. L’airjoyeux de Hulot incriminait gravement Hector, Valérie etLisbeth.

– Je viens de la voir, elle souffre horriblement, la pauvrefille, dit le baron.

– La souffrance des autres fait donc votre joie, mon cher ami,reprit aigrement Crevel, car vous nous revenez avec une figure oùla jubilation rayonne ? Est-ce que Lisbeth est en danger demort ? Votre fille hérite d’elle, dit-on. Vous ne vousressemblez plus, vous êtes parti avec la physionomie du More deVenise, et vous revenez avec celle de Saint-Preux !… Jevoudrais bien voir la figure de Mme Marneffe…

– Qu’entendez-vous par ces paroles ? demanda M. Marneffe àCrevel en rassemblant ses cartes et les posant devant lui.

Les yeux éteints de cet homme décrépit à quarante-sept anss’animèrent, de pâles couleurs nuancèrent ses joues flasques etfroides, il entr’ouvrit sa bouche démeublée, aux lèvres noires, surlesquelles il vint une espèce d’écume blanche comme de la craie, etcaséiforme. Cette rage d’un homme impuissant, dont la vie tenait àun fil, et qui, dans un duel, n’eût rien risqué là où Crevel eût eutout à perdre, effraya le maire.

– Je dis, répondit Crevel, que j’aimerais à voir la figure deMme Marneffe, et j’ai d’autant plus raison, que la vôtre en cemoment est fort désagréable. Parole d’honneur, vous êteshorriblement laid, mon cher Marneffe…

– Savez-vous que vous n’êtes pas poli !

– Un homme qui me gagne trente francs en quarante-cinq minutesne me paraît jamais beau.

– Ah ! si vous m’aviez vu, reprit le sous-chef, il y adix-sept ans…

– Vous étiez gentil ? répliqua Crevel.

– C’est ce qui m’a perdu ; si j’avais été comme vous, jeserais pair et maire.

– Oui, dit en souriant Crevel, vous avez trop fait la guerre,et, des deux métaux que l’on gagne à cultiver le dieu du commerce,vous avez pris le mauvais, la drogue !

Et Crevel éclata de rire. Si Marneffe se fâchait à propos de sonhonneur en péril, il prenait toujours bien ces vulgaires etignobles plaisanteries ; elles étaient comme la petite monnaiede la conversation entre Crevel et lui.

– Eve me coûte cher, c’est vrai ; mais, ma foi, courte etbonne, voilà ma devise.

– J’aime mieux longue et heureuse, répliqua Crevel.

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