La Cousine Bette

Chapitre 58Où l’on voit la puissance de ce grand dissolvant social, lamisère

– Ah çà! voyons, ma petite dit Bette en voyant rouler des larmesdans les beaux yeux de sa petite-cousine, il ne faut pasdésespérer. Un verre plein de tes larmes ne payerait pas uneassiettée de soupe ! Que vous faut-il ?

– Mais cinq à six mille francs.

– Je n’ai que trois mille francs au plus, dit Lisbeth. Et quefait en ce moment Wenceslas ?

– On lui propose d’entreprendre pour six mille francs, decompagnie avec Stidmann, un dessert pour le duc d’Hérouville. M.Chanor se chargerait alors de payer quatre mille francs dus à MM.Léon de Lora et Bridau, une dette d’honneur.

– Comment, vous avez reçu le prix de la statue et desbas-reliefs du monument élevé au maréchal Montcornet, et vousn’avez pas payé cela !

– Mais, dit Hortense, depuis trois ans nous dépensons douzemille francs par an, et j’ai cent louis de revenu. Le monument dumaréchal, tous frais payés, n’a pas donné plus de seize millefrancs. En vérité, si Wenceslas ne travaille pas, je ne sais ce quenous allons devenir. Ah ! si je pouvais apprendre à faire desstatues, comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendantses beaux bras.

On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille.L’oeil d’Hortense étincelait ; il coulait dans ses veines unsang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer sonénergie à tenir son enfant.

– Ah ! ma chère petite bichette, une fille sage ne doitépouser un artiste qu’au moment où il a sa fortune faite et nonquand elle est à faire.

En ce moment, on entendit le bruit des pas et des voix deStidmann et de Wenceslas, qui reconduisaient Chanor ; puisbientôt Wenceslas vint avec Stidmann. Stidmann, artiste lancé dansle monde des journalistes et des illustres actrices, des lorettescélèbres, était un jeune homme élégant que Valérie voulait avoirchez elle, et que Claude Vignon lui avait déjà présenté. Stidmannvenait de voir finir ses relations avec la fameuse Mme Schontz,mariée depuis quelques mois et partie en province. Valérie etLisbeth, qui avaient su cette rupture par Claude Vignon, jugèrentnécessaire d’attirer rue Vanneau l’ami de Wenceslas. CommeStidmann, par discrétion, visitait peu les Steinbock, et queLisbeth n’avait pas été témoin de sa présentation récente parClaude Vignon, elle le voyait pour la première fois. En examinantce célèbre artiste, elle surprit quelques regards jetés par lui surHortense, qui lui firent entrevoir la possibilité de le donnercomme consolation à la comtesse Steinbock, si Wenceslas latrahissait. Stidmann pensait en effet que, si Wenceslas n’était passon camarade, Hortense, cette jeune et magnifique comtesse, feraitune adorable maîtresse ; mais ce désir, contenu par l’honneur,l’éloignait de cette maison. Lisbeth remarqua cet embarrassignificatif qui gêne les hommes en présence d’une femme aveclaquelle ils se sont interdit de coqueter.

– Il est très bien, ce jeune homme, dit-elle à l’oreilled’Hortense.

– Ah ! tu trouves ? répondit-elle, je ne l’ai jamaisremarqué…

– Stidmann, mon brave, dit Wenceslas à l’oreille de soncamarade, nous ne nous gênons point entre nous, eh bien, nous avonsà causer d’affaires avec cette vieille fille.

Stidmann salua les deux cousines et partit.

– C’est fini, dit Wenceslas en revenant après avoir reconduitStidmann ; mais ce travail-là demandera six mois, et il fautpouvoir vivre pendant tout ce temps-là.

– J’ai mes diamants, s’écria la jeune comtesse Steinbock avec lesublime élan des femmes qui aiment.

Une larme vint aux yeux de Wenceslas.

– Oh ! je vais travailler, répondit-il en venant s’asseoirauprès de sa femme, qu’il prit sur ses genoux. Je vais faire desbrocantes, une corbeille de mariage, des groupes en bronze…

– Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth – car vous savez que vousêtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot,surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal, – si nousréussissions promptement, je vous prendrais en pension chez moi,vous et Adeline. Ah ! nous pourrions vivre bien heureuxensemble. Pour le moment, écoutez ma vieille expérience. Nerecourez pas au mont-de-piété, c’est la perte de l’emprunteur. J’aitoujours vu les nécessiteux manquant, lors du renouvellement, del’argent nécessaire au service de l’intérêt, et tout est perdu. Jepuis vous faire prêter de l’argent à cinq pour cent seulement surbillet.

– Ah ! nous serions sauvés ! dit Hortense.

– Eh bien, ma petite, que Wenceslas vienne chez la personne quil’obligerait à ma prière. C’est Mme Marneffe ; en la flattant,car elle est vaniteuse comme une parvenue, elle vous tirerad’embarras de la façon la plus obligeante. Viens dans cettemaison-là, ma chère Hortense.

Hortense regarda Wenceslas de l’air que doivent avoir lescondamnés à mort en montant à l’échafaud.

– Claude Vignon a présenté là Stidmann, répondit Wenceslas.C’est une maison très agréable.

Hortense baissa la tête. Ce qu’elle éprouvait, un seul mot peutle faire comprendre : ce n’était pas une douleur, c’était unemaladie.

– Mais, ma chère Hortense, apprends donc la vie ! s’écriaLisbeth en comprenant l’éloquence du mouvement d’Hortense. Sinon,tu seras comme ta mère, déportée dans une chambre déserte où tupleureras comme Calypso après le départ d’Ulysse, à un âge où iln’y a plus de Télémaque !… ajouta-t-elle en répétant uneraillerie de Mme Marneffe. Il faut considérer les gens dans lemonde comme des ustensiles dont on se sert, qu’on prend, qu’onlaisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers enfants, de MmeMarneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que Wenceslas, quit’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou cinq ansplus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et…

– J’aime mieux mettre mes diamants en gage, dit Hortense.Oh ! ne va jamais là, Wenceslas !… c’estl’enfer !

– Hortense a raison ! dit Wenceslas en embrassant safemme.

– Merci, mon ami, répondit la jeune femme au comble du bonheur.- Vois-tu, Lisbeth, mon mari est un ange : il ne joue pas, nousallons partout ensemble, et, s’il pouvait se mettre au travail,non, je serais trop heureuse. Pourquoi nous montrer chez lamaîtresse de notre père, chez une femme qui le ruine et qui causeles chagrins dont se meurt notre héroïque maman ?

– Mon enfant, la ruine de ton père ne vient pas de là; c’est sacantatrice qui l’a ruiné, puis ton mariage ! répondit lacousine Bette. Mon Dieu ! Mme Marneffe lui est bien utile,va !… mais je ne dois rien dire…

– Tu défends tout le monde, chère Bette…

Hortense fut appelée au jardin par les cris de son enfant, etLisbeth resta seule avec Wenceslas.

– Vous avez un ange pour femme, Wenceslas ! dit la cousineBette ; aimez-la bien, ne lui faites jamais de chagrin.

– Oui, je l’aime tant, que je lui cache notre situation,répondit Wenceslas ; mais à vous, Lisbeth, je puis vous enparler… Eh bien, en mettant les diamants de ma femme aumont-de-piété, nous ne serions pas plus avancés.

– Eh bien empruntez à Mme Marneffe… dit Lisbeth. DécidezHortense, Wenceslas, à vous y laisser venir, ou, ma foi, allez-ysans qu’elle s’en doute !

– C’est à quoi je pensais, répondit Wenceslas, au moment où jerefusais d’y aller pour ne pas affliger Hortense.

– Ecoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour nepas vous prévenir du danger. Si vous venez-là, tenez votre cœur àdeux mains, car cette femme est un démon ; tous ceux qui lavoient l’adorent ; elle est si vicieuse, siaffriolante !… Elle fascine comme un chef-d’œuvre.Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage. Jene me consolerais pas si ma cousine devait être trahie… Lavoici ! s’écria Lisbeth ; ne disons plus rien,j’arrangerai votre affaire.

– Embrasse Lisbeth, mon ange, dit Wenceslas à sa femme, ellenous tirera d’embarras en nous prêtant ses économies.

Et il fit un signe à Lisbeth, que Lisbeth comprit.

– J’espère alors que tu travailleras, mon chérubin ? ditHortense.

– Ah ! répondit l’artiste, dès demain.

– C’est ce demain qui nous ruine, dit Hortense en luisouriant.

– Ah ! ma chère enfant, dis toi-même si chaque jour il nes’est pas rencontré des empêchements, des obstacles, desaffaires ?

– Oui, tu as raison, mon amour.

– J’ai là, reprit Steinbock en se frappant le front, desidées !… oh ! mais je veux étonner tous mes ennemis. Jeveux faire un service de table dans le genre allemand du XVIesiècle, le genre rêveur ! Je tortillerai des feuilles pleinesd’insectes ; j’y coucherai des enfants, j’y mêlerai deschimères nouvelles, de vraies chimères, les corps de nosrêves !… je les tiens ! Ce sera fouillé, léger et touffutout à la fois. Chanor est sorti tout émerveillé… J’avais besoind’être encouragé, car le dernier article fait sur le monument deMontcornet m’avait bien effondré.

Pendant un moment de la journée où Lisbeth et Wenceslas furentseuls, l’artiste convient avec la vieille fille de venir lelendemain voir Mme Marneffe, car ou sa femme le lui aurait permis,ou il irait secrètement.

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