La Cousine Bette

Chapitre 102L’Epée de Damoclès

Célestine et Hortense, dont les liens d’affection s’étaientresserrés par l’habitation sous le même toit, vivaient presqueensemble. La baronne, entraînée par un sentiment de probité qui luifaisait exagérer les devoirs de sa place, se sacrifiait aux œuvresde bienfaisance dont elle était l’intermédiaire, elle sortaitpresque tous les jours de onze heures à cinq heures. Les deuxbelles-sœurs, réunies par les soins à donner à leurs enfants,qu’elles surveillaient en commun, restaient et travaillaient doncensemble au logis.

Elles en étaient arrivées à penser tout haut, en offrant letouchant accord de deux sœurs, l’une heureuse, l’autremélancolique. Belle, pleine de vie débordante, animée, rieuse etspirituelle, la sœur malheureuse semblait démentir sa situationréelle par son extérieur ; de même que la mélancolique, douceet calme, égale comme la raison, habituellement pensive etréfléchie, eût fait croire à des peines secrètes. Peut-être cecontraste contribuait-il à leur vive amitié. Ces deux femmes seprêtaient l’une à l’autre ce qui leur manquait. Assises dans unpetit kiosque, au milieu du jardinet que la truelle de laspéculation avait respecté par un caprice du constructeur, quicroyait conserver ces cent pieds carrés pour lui-même, ellesjouissaient de ces premières pousses des lilas, fête printanièrequi n’est savourée dans toute son étendue qu’à Paris, où, durantsix mois, les Parisiens ont vécu dans l’oubli de la végétation,entre les falaises de pierre où s’agite leur océan humain.

– Célestine, disait Hortense en répondant à une observation desa belle-sœur, qui se plaignait de savoir son mari par un si beautemps à la Chambre, je trouve que tu n’apprécies pas assez tonbonheur. Victorin est un ange, et tu le tourments parfois.

– Ma chère, les hommes aiment à être tourmentés ! Certainestracasseries sont une preuve d’affection. Si ta pauvre mère avaitété non pas exigeante, mais toujours près de l’être, vous n’eussiezsans doute pas eu tant de malheurs à déplorer.

– Lisbeth ne revient pas ! Je vais chanter la chanson deMalbrouck ! dit Hortense. Comme il me tarde d’avoir desnouvelles de Wenceslas !… De quoi vit-il ? il n’a rienfait depuis deux ans.

– Victorin l’a, m’a-t-il dit, aperçu l’autre jour avec cetteodieuse femme, et il suppose qu’elle l’entretient dans la paresse…Ah ! si tu voulais, chère sœur, tu pourrais encore ramener tonmari.

Hortense fit un signe de tête négatif.

– Crois-moi, ta situation deviendra bientôt intolérable, ditCélestine en continuant. Dans le premier moment, la colère et ledésespoir, l’indignation, t’ont prêté des forces. Les malheursinouïs qui depuis ont accablé notre famille : deux morts, la ruine,la catastrophe du baron Hulot, ont occupé ton esprit et toncœur ; mais, maintenant que tu vis dans le calme et lesilence, tu ne supporteras pas facilement le vide de ta vie ;et, comme tu ne peux pas, que tu ne veux pas sortir du sentier del’honneur, il faudra bien se réconcilier avec Wenceslas. Victorin,qui t’aime tant, est de cet avis. Il y a quelque chose de plus fortque nos sentiments, c’est la nature !

– Un homme si lâche ! s’écria la fière Hortense. Il aimecette femme parce qu’elle le nourrit… Elle a donc payé ses dettes,elle ?… Mon Dieu ! je pense nuit et jour à la situationde cet homme ! Il est le père de mon enfant, et il sedéshonore…

– Vois ta mère, ma petite,… reprit Célestine.

Célestine appartenait à ce genre de femmes qui, lorsqu’on leur adonné des raisons assez fortes pour convaincre des paysans bretons,recommencent pour la centième fois leur raisonnement primitif. Lecaractère de sa figure un peu plate, froide et commune, ses cheveuxchâtain clair disposés en bandeaux raides, la couleur de son teint,tout indiquait en elle la femme raisonnable, sans charme, maisaussi sans faiblesse.

– La baronne voudrait bien être près de son mari déshonoré, leconsoler, le cacher dans son cœur à tous les regards, dit Célestineen continuant. Elle a fait arranger là-haut la chambre de M. Hulot,comme si, d’un jour à l’autre, elle allait le retrouver et l’yinstaller.

– Oh ! ma mère est sublime ! répondit Hortense, elleest sublime, à chaque instant, tous les jours, depuis vingt-sixans ; mais je n’ai pas ce tempérament-là… Que veux-tu !je m’emporte quelquefois contre moi-même. Ah ! tu ne sais pasce que c’est, Célestine, que d’avoir à pactiser avecl’infamie !

– Et mon père !… reprit tranquillement Célestine. Il estcertainement dans la voie où le tien a péri ! Mon père a dixans de moins que le baron, et il a été commerçant, c’estvrai ; mais comment cela finira-t-il ? Cette Mme Marneffea fait de mon père son chien, elle dispose de sa fortune, de sesidées, et rien ne peut éclairer mon père. Enfin, je trembled’apprendre que les bans de son mariage sont publiés ! Monmari tente un effort, il regarde comme un devoir de venger lasociété, la famille, et de demander compte à cette femme de tousses crimes. Ah ! chère Hortense, de nobles esprits comme celuide Victorin, des cœurs comme les nôtres comprennent trop tard lemonde et ses moyens ! Ceci, chère sœur, est un secret, je tele confie, car il t’intéresse ; mais que pas une parole, pasun geste, ne le révèlent ni à Lisbeth, ni à ta mère, ni à personne,car…

– Voici Lisbeth ! dit Hortense. – Eh bien, cousine, commentva l’enfer de la rue Barbet ?

– Mal pour vous, mes enfants. – Ton mari, ma bonne Hortense, estplus ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouvepour lui une passion folle. – Votre père, chère Célestine, est d’unaveuglement royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observertous les quinze jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoirjamais su ce qu’est un homme… C’est de vrais animaux ! Danscinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdula fortune de votre père !

– Les bans sont publiés ?… dit Célestine.

– Oui, répondit Lisbeth. Je viens de plaider votre cause. J’aidit à ce monstre, qui marche sur les traces de l’autre, que, s’ilvoulait vous sortir de l’embarras où vous étiez, en libérant votremaison, vous en seriez reconnaissants, que vous recevriez votrebelle-mère…

Hortense fit un geste d’effroi.

– Victorin avisera… , répondit Célestine froidement.

– Savez-vous ce que M. le maire m’a répondu ? repritLisbeth : « Je veux les laisser dans l’embarras ; on ne dompteles chevaux que par la faim, le défaut de sommeil et lesucre ! » Le baron Hulot valait mieux que M. Crevel… Ainsi, mespauvres enfants, faites votre deuil de la succession. Et quellefortune ! Votre père a payé les trois millions de la terre dePresles, et il lui reste trente mille francs de rente !Oh ! il n’a pas de secrets pour moi ! Il parle d’acheterl’hôtel de Navarreins, rue du Bac. Mme Marneffe possède, elle,quarante mille francs de rente. – Ah ! voilà notre angegardien, voici ta mère !… s’écria-t-elle en entendant leroulement d’une voiture.

La baronne, en effet, descendit bientôt le perron et vint sejoindre au groupe de la famille. A cinquante-cinq ans, éprouvée partant de douleurs, tressaillant sans cesse comme si elle étaitsaisie d’un frisson de fièvre, Adeline, devenue pâle et ridée,conservait une belle taille, des lignes magnifiques et sa noblessenaturelle. On disait en la voyant : « Elle a dû être bienbelle ! » Dévorée par le chagrin d’ignorer le sort de son mari,de ne pouvoir lui faire partager dans cette oasis parisienne, dansla retraite et le silence, le bien-être dont la famille allaitjouir, elle offrait la suave majesté des ruines. A chaque lueurd’espoir évanouie, à chaque recherche inutile, Adeline tombait dansdes mélancolies noires qui désespéraient ses enfants. La baronne,partie le matin avec une espérance, était impatiemment attendue. Unintendant général, l’obligé de Hulot, à qui ce fonctionnaire devaitsa fortune administrative, disait avoir aperçu le baron dans uneloge, au théâtre de l’Ambigu-Comique, avec une femme d’une beautésplendide. Adeline était allée chez le baron Vernier. Ce hautfonctionnaire, tout en affirmant avoir vu son vieux protecteur, etprétendant que sa manière d’être avec cette femme pendant lareprésentation accusait un mariage clandestin, venait de dire à MmeHulot que son mari, pour éviter de le rencontrer, était sorti bienavant la fin du spectacle.

– Il était comme un homme en famille, et sa mise annonçait unegêne cachée, ajouta-t-il en terminant.

– Eh bien ? dirent les trois femmes à la baronne.

– Eh bien, M. Hulot est à Paris : et c’est déjà pour moi,répondit Adeline, un éclair de bonheur que de le savoir près denous.

– Il ne paraît pas s’être amendé! dit Lisbeth quand Adeline eutfini de raconter son entrevue avec le baron Vernier, il se sera misavec une petite ouvrière. Mais où peut-il prendre del’argent ? Je parie qu’il en demande à ses anciennesmaîtresses, à Mlle Jenny Cadine ou à Josépha.

La baronne eut un redoublement dans le jeu constant de sesnerfs ; elle essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, etles leva douloureusement vers le ciel.

– Je ne crois pas qu’un grand-officier de la Légion d’honneursoit descendu si bas, dit-elle.

– Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas ?il a volé l’Etat, il volera les particuliers, il assassinerapeut-être…

– Oh ! Lisbeth ! s’écria la baronne, garde cespensées-là pour toi.

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