La Cousine Bette

Chapitre 122Le dernier mot de Valérie

Arrivée rue Barbet quelques instants après M. et Mme Hulot,Lisbeth trouva sept médecins que Bianchon avait mandés pourobserver ce cas unique, et auxquels il venait de se joindre. Cesdocteurs, debout dans le salon, discutaient sur la maladie : tantôtl’un, tantôt l’autre, allait soit dans la chambre de Valérie, soitdans celle de Crevel, pour observer, et revenait avec un argumentbasé sur cette rapide observation.

Deux graves opinions partageaient ces princes de la science.L’un, seul de son opinion, tenait pour un empoisonnement et parlaitde vengeance particulière, en niant qu’on eût retrouvé la maladiedécrite au moyen âge. Trois autres voulaient voir une décompositionde la lymphe et des humeurs. Le second parti, celui de Bianchon,soutenait que cette maladie était causée par une viciation du sangque corrompait un principe morbifique inconnu. Bianchon apportaitle résultat de l’analyse du sang faite par le professeur Duval. Lesmoyens curatifs, quoique désespérés et tout à fait empiriques,dépendaient de la solution de ce problème médical.

Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit où mourait Valérie,en voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie,et une sœur de charité la soignant. La religion trouvait une âme àsauver dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de créature,n’avait gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avaitaccepté la tâche de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsil’Eglise catholique, ce corps divin, toujours animé parl’inspiration du sacrifice en toute chose, assistait, sous sadouble forme d’esprit et de chair, cette infâme et infectemoribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et sesinépuisables trésors de miséricorde.

Les domestiques, épouvantés, refusaient d’entrer dans la chambrede monsieur ou de madame ; ils ne songeaient qu’à eux ettrouvaient leurs maîtres justement frappés. L’infection était sigrande, que, malgré les fenêtres ouvertes et les plus puissantsparfums, personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre deValérie. La religion seule y veillait. Comment une femme d’unesprit aussi supérieur que Valérie ne se serait-elle pas demandéquel intérêt faisait rester là ces deux représentants del’Eglise ? Aussi la mourante avait-elle écouté la voix duprêtre. Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportiondes ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. Ladélicate Valérie avait offert à la maladie beaucoup moins derésistance que Crevel, et elle devait mourir la première, ayantd’ailleurs été la première attaquée.

– Si je n’avais pas été malade, je serais venue te soigner, ditenfin Lisbeth, après avoir échangé un regard avec les yeux abattusde son amie. Voici quinze ou vingt jours que je garde lachambre ; mais, en apprenant ta situation par le docteur, jesuis accourue.

– Pauvre Lisbeth, tu m’aimes encore, toi ! je le vois, ditValérie. Ecoute ! je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser,car je ne puis pas dire vivre. Tu le vois, je n’ai plus de corps,je suis un tas de boue… On ne me permet pas de me regarder dans unmiroir… Je n’ai que ce que je mérite. Ah ! je voudrais, pourêtre reçue à merci, réparer tout le mal que j’ai fait.

– Oh ! dit Lisbeth, si tu parles ainsi, tu es bienmorte !

– N’empêchez pas cette femme de se repentir, laissez-la dans sespensées chrétiennes, dit le prêtre.

– Plus rien ! se dit Lisbeth épouvantée. Je ne reconnais nises yeux ni sa bouche ! Il ne reste pas un seul traitd’elle ! Et l’esprit a déménagé! Oh ! c’esteffrayant !…

– Tu ne sais pas, reprit Valérie, ce que c’est que la mort, ceque c’est que de penser forcément au lendemain de son dernier jour,à ce que l’on doit trouver dans le cercueil : des vers pour lecorps, mais quoi pour l’âme ?… Ah ! Lisbeth, je sensqu’il y a une autre vie !… et je suis toute à une terreur quim’empêche de sentir les douleurs de ma chair décomposée !… Moiqui disais en riant à Crevel, en me moquant d’une sainte, que lavengeance de Dieu prenait toutes les formes du malheur… Eh bien,j’étais prophète !… Ne joue pas avec les choses sacrées,Lisbeth ! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi !

– Moi ! dit la Lorraine ; j’ai vu la vengeance partoutdans la nature, les insectes périssent pour satisfaire le besoin dese venger quand on les attaque ! Et ces messieurs, dit-elle enmontrant le prêtre, ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, etque sa vengeance dure l’éternité!…

Le prêtre jeta sur Lisbeth un regard plein de douceur et lui dit:

– Vous êtes athée, madame.

– Mais vois donc où j’en suis ! lui dit Valérie.

– Et d’où te vient cette gangrène ? demanda la vieillefille, qui resta dans son incrédulité villageoise.

– Oh ! j’ai reçu de Henri un billet qui ne me laisse aucundoute sur mon sort… Il m’a tuée. Mourir au moment où je voulaisvivre honnêtement, et mourir un objet d’horreur… Lisbeth, abandonnetoute idée de vengeance ! Sois bonne pour cette famille, à quij’ai déjà, par un testament, donné tout ce dont la loi me permet dedisposer ! Va, ma fille, quoique tu sois le seul êtreaujourd’hui qui ne s’éloigne pas de moi avec horreur, je t’ensupplie, va-t’en, laisse-moi ;… je n’ai plus le temps que deme livrer à Dieu !…

– Elle bat la campagne, se dit Lisbeth sur le seuil de lachambre.

Le sentiment le plus violent que l’on connaisse, l’amitié d’unefemme pour une femme, n’eut pas l’héroïque constance de l’Eglise.Lisbeth, suffoquée par les miasmes délétères, quitta la chambre.Elle vit les médecins continuant à discuter. Mais l’opinion deBianchon l’emportait et l’on ne débattait plus que la manièred’entreprendre l’expérience.

– Ce sera toujours une magnifique autopsie, disait un desopposants, et nous aurons deux sujets pour pouvoir établir descomparaisons.

Lisbeth accompagna Bianchon, qui vint au lit de la malade sansavoir l’air de s’apercevoir de la fétidité qui s’en exhalait.

– Madame, dit-il, nous allons essayer sur vous une médicationpuissante et qui peut vous sauver…

– Si vous me sauvez, dit-elle, serai-je belle commeauparavant ?…

– Peut-être ! dit le savant médecin.

– Votre peut-être est connu ! dit Valérie. Je serais commeces femmes tombées dans le feu ! Laissez-moi toute àl’Eglise ! je ne puis maintenant plaire qu’à Dieu ! jevais tâcher de me réconcilier avec lui, ce sera ma dernièrecoquetterie ! Oui, il faut que je fasse le bon Dieu !

– Voilà le dernier mot de ma pauvre Valérie, je laretrouve ! dit Lisbeth en pleurant.

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