La Cousine Bette

Chapitre 91Un trait du maréchal Hulot

Obligé de prendre un appartement en harmonie avec la premièredignité militaire, le maréchal Hulot s’était logé dans unmagnifique hôtel, situé rue du Mont-Parnasse, où il se trouve deuxou trois maisons princières. Quoiqu’il eût loué tout l’hôtel, iln’en occupait que le rez-de-chaussée. Lorsque Lisbeth vint tenir lamaison, elle voulut aussitôt sous-louer le premier étage, qui,disait-elle, payerait toute la location, le comte serait alors logépour presque rien ; mais le vieux soldat s’y refusa. Depuisquelques mois, le maréchal était travaillé par de tristes pensées.Il avait deviné la gêne de sa belle-sœur, il en soupçonnait lesmalheurs sans en pénétrer la cause. Ce vieillard, d’une surdité sijoyeuse, devenait taciturne, il pensait qu’un jour sa maison seraitl’asile de la baronne Hulot et de sa fille, et il leur réservait cepremier étage. La médiocrité de fortune du compte de Forzheim étaitsi connue, que le ministre de la guerre, le prince de Wissembourg,avait exigé de son vieux camarade qu’il acceptât une indemnitéd’installation. Hulot employa cette indemnité à meubler lerez-de-chaussée, où tout était convenable, car il ne voulait pas,selon son expression, du bâton de maréchal pour le porter à pied.L’hôtel ayant appartenu sous l’Empire à un sénateur, les salons durez-de-chaussée avaient été établis avec une grande magnificence,tout blanc et or, sculptés, et se trouvaient bien conservés. Lemaréchal y avait mis de beaux vieux meubles analogues. Il gardaitsous la remise une voiture sur les panneaux de laquelle étaientpeints les deux bâtons en sautoir, et il louait des chevaux quandil devait aller in flocchi, soit au ministère, soit au château,dans une cérémonie ou à quelque fête. Ayant pour domestique, depuistrente ans, un ancien soldat âgé de soixante ans, dont la sœurétait sa cuisinière, il pouvait économiser une dizaine de millefrancs qu’il joignait à un petit trésor destiné à Hortense. Tousles jours, le vieillard venait à pied de la rue du Mont-Parnasse àla rue Plumet par le boulevard ; chaque invalide, en le voyantvenir, ne manquait jamais à se mettre en ligne, à le saluer, et lemaréchal récompensait le vieux soldat par un sourire.

– Qu’est-ce que c’est que celui-là pour qui vous vousalignez ? disait un jour un jeune ouvrier à un vieux capitainedes Invalides.

– Je vais te le dire, gamin, répondit l’officier.

Le gamin se posa comme un homme qui se résigne à écouter unbavard.

– En 1809, dit l’invalide, nous protégions le flanc de la grandearmée, commandée par l’empereur, qui marchait sur Vienne. Nousarrivons à un pont défendu par une triple batterie de canons étagéssur une manière de rocher, trois redoutes l’une sur l’autre, et quienfilaient le pont. Nous étions sous les ordres du maréchalMasséna. Celui que tu vois était alors colonel des grenadiers de lagarde, et je marchais avec… Nos colonnes occupaient un côté dufleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois attaqué lepont, et trois fois on a boudé. « Qu’on aille chercher Hulot !a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissentavaler ce morceau-là. » Nous arrivons. Le dernier général qui seretirait de devant ce pont arrête Hulot sous le feu pour lui direla manière de s’y prendre et il embarrassait le chemin. « Il ne mefaut pas de conseils, mais de la place pour passer, » a dittranquillement le général en franchissant le pont en tête de sacolonne. Et puis, rrrran ! une décharge de trente canons surnous…

– Ah ! nom d’un petit bonhomme ! s’écria l’ouvrier, çaa dû en faire de ces béquilles !

– Si tu avais entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi,petit, tu saluerais cet homme jusqu’à terre ! Ce n’est pas siconnu que le pont d’Arcole, c’est peut-être plus beau. Et noussommes arrivés avec Hulot à la course dans les batteries. Honneur àceux qui y sont restés ! fit l’officier en ôtant son chapeau.Les kaiserlicks ont été étourdis du coup. Aussi l’empereur a-t-ilnommé comte le vieux que tu vois ; il nous a honorés tous dansnotre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le fairemaréchal.

– Vive le maréchal ! dit l’ouvrier.

– Oh ! tu peux crier, va ! le maréchal est sourd àforce d’avoir entendu le canon.

Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel lesinvalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinionsrépublicaines invariables conciliaient les sympathies populairesdans tout le quartier.

L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble,était un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir etcacher à son beau-frère, avec l’adresse des femmes, toutel’affreuse vérité. Pendant cette désastreuse matinée, le maréchal,qui dormait peu, comme tous les vieillards, avait obtenu de Lisbethdes aveux sur la situation de son frère, en lui promettant del’épouser pour prix de son indiscrétion. Chacun comprendra leplaisir qu’eut la vieille fille à se laisser arracher desconfidences que, depuis son entrée au logis, elle voulait faire àson futur ; car elle consolidait ainsi son mariage.

– Votre frère est incurable ! criait Lisbeth dans la bonneoreille du maréchal.

La voix forte et claire de la Lorraine lui permettait de causeravec le vieillard. Elle fatiguait ses poumons, tant elle tenait àdémontrer à son futur qu’il ne serait jamais sourd avec elle.

– Il a eu trois maîtresses, disait le vieillard, et il avait uneAdeline !… Pauvre Adeline !

– Si vous voulez m’écouter, cria Lisbeth, vous profiterez devotre influence auprès du prince de Wissembourg pour obtenir à macousine une place honorable ; elle en aura besoin, car letraitement du baron est engagé pour trois ans.

-Je vais aller au ministère, répondit-il, voir le maréchal,savoir ce qu’il pense de mon frère, et lui demander son activeprotection pour ma sœur. Trouvez une place digne d’elle !…

– Les dames de charité de Paris ont formé des associations debienfaisance, d’accord avec l’archevêque ; elles ont besoind’inspectrices honorablement rétribuées, employées à reconnaîtreles vrais besoins. De telles fonctions conviendraient à ma chèreAdeline, elles seraient selon son cœur.

– Envoyez demander les chevaux, dit le maréchal ; je vaism’habiller. J’irai, s’il le faut, à Neuilly !

– Comme il l’aime ! Je la trouverai donc toujours, etpartout ! dit la Lorraine.

Lisbeth trônait déjà dans la maison, mais loin des regards dumaréchal. Elle avait imprimé la crainte aux trois serviteurs. Elles’était donné une femme de chambre et déployait son activité devieille fille en se faisant rendre compte de tout, examinant toutet cherchant, en toute chose, le bien-être de son cher maréchal.Aussi républicaine que son futur, Lisbeth lui plaisait beaucoup parses côtés démocratiques, elle le flattait d’ailleurs avec unehabileté prodigieuse ; et, depuis deux semaines, le maréchal,qui vivait mieux, qui se trouvait soigné comme l’est un enfant parsa mère, avait fini par apercevoir en Lisbeth une partie de sonrêve.

– Mon cher maréchal ! cria-t-elle en l’accompagnant auperron, levez les glaces, ne vous mettez pas entre deux airs,faites cela pour moi !…

Le maréchal, ce vieux garçon qui n’avait jamais été dorloté,partit en souriant à Lisbeth, quoiqu’il eût le cœur navré.

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