La Cousine Bette

Chapitre 16La mansarde des artistes

L’ignorance où sont les locataires d’une même maison de leurssituations sociales réciproques est un des faits constants quipeuvent le plus peindre l’entraînement de la vie parisienne ;mais il est facile de comprendre qu’un employé qui va tous lesjours de grand matin à son bureau, qui revient chez lui pour dîner,qui sort tous les soirs, et qu’une femme adonnée aux plaisirs deParis, puissent ne rien savoir de l’existence d’une vieille fillelogée au troisième étage au fond de la cour de leur maison, surtoutquand cette fille a les habitudes de Mlle Fischer.

La première de la maison, Lisbeth allait chercher son lait, sonpain, sa braise, sans parler à personne, et se couchait avec lesoleil ; elle ne recevait jamais de lettres ni de visites,elle ne voisinait point. C’était une de ces existences anonymes,entomologiques, comme il y en a dans certaines maisons, où l’onapprend au bout de quatre ans qu’il existe un vieux monsieur auquatrième qui a connu Voltaire, Pilastre du Rozier, Beaujon,Marcel, Molé, Sophie Arnould, Franklin et Robespierre. Ce que M. etMme Marneffe venaient de dire sur Lisbeth Fischer, ils l’avaientappris à cause de l’isolement du quartier et des rapports que leurdétresse avait établis entre eux et les portiers, dont labienveillance leur était trop nécessaire pour ne pas avoir étésoigneusement entretenue. Or, la fierté, le mutisme, la réserve dela vieille fille, avaient engendré chez les portiers ce respectexagéré, ces rapports froids qui dénotent le mécontentement inavouéde l’inférieur. Les portiers se croyaient d’ailleurs, dansl’espèce, comme on dit au Palais, les égaux d’une locataire dont leloyer était de deux cent cinquante francs. Les confidences de lacousine Bette à sa petite-cousine Hortense étant vraies, chacuncomprendra que la portière avait pu, dans quelque conversationintime avec les Marneffe, calomnier Mlle Fischer en croyantsimplement médire d’elle.

Lorsque la vieille fille reçut son bougeoir des mains de larespectable Mme Olivier, la portière, elle s’avança pour voir siles fenêtres de la mansarde au-dessus de son appartement étaientéclairées. A cette heure, en juillet, il faisait si sombre au fondde la cour, que la vieille fille ne pouvait pas se coucher sanslumière.

– Oh ! soyez tranquille, M. Steinbock est chez lui, iln’est même pas sorti, dit malicieusement Mme Olivier à MlleFischer.

La vieille fille ne répondit rien. Elle était encore restéepaysanne en ceci, qu’elle se moquait du qu’en dira-t-on des gensplacés loin d’elle ; et, de même que les paysans ne voient queleur village, elle ne tenait qu’à l’opinion du petit cercle aumilieu duquel elle vivait. Elle monta donc résolûment, non pas chezelle, mais à cette mansarde. Voici pourquoi. Au dessert, elle avaitmis dans son sac des fruits et des sucreries pour son amoureux, etelle venait les lui donner, absolument comme une vieille fillerapporte une friandise à son chien.

Elle trouva, travaillant à la lueur d’une petite lampe dont laclarté s’augmentait en passant à travers un globe plein d’eau, lehéros des rêves d’Hortense, un pâle jeune homme blond, assis à uneespèce d’établi couvert des outils du ciseleur, de cire rouge,d’ébauchoirs, de socles dégrossis, de cuivres fondus sur modèle,vêtu d’une blouse, et tenant un petit groupe en cire à modelerqu’il contemplait avec l’attention d’un poète au travail.

– Tenez, Wenceslas, voilà ce que je vous apporte, dit-elle enplaçant son mouchoir sur un coin de l’établi.

Puis elle tira de son cabas avec précaution les friandises etles fruits.

– Vous êtes bien bonne, mademoiselle, répondit le pauvre exiléd’une voix triste.

– Ça vous rafraîchira, mon pauvre enfant. Vous vous échauffez lesang à travailler ainsi, vous n’étiez pas né pour un si rudemétier…

Wenceslas Steinbock regarda la vieille fille d’un airétonné.

– Mangez donc, reprit-elle brusquement, au lieu de me contemplercomme une de vos figures quand elles vous plaisent.

En recevant cette espèce de gourmande en paroles, l’étonnementdu jeune homme cessa, car il reconnut alors son mentor femelle dontla tendresse le surprenait toujours, tant il avait l’habituded’être rudoyé. Quoique Steinbock eût vingt-neuf ans, il paraissait,comme certains blonds, avoir cinq ou six ans de moins ; et, àvoir cette jeunesse, dont la fraîcheur avait cédé sous les fatigueset les misères de l’exil, unie à cette figure sèche et dure, onaurait pensé que la nature s’était trompée en leur donnant leurssexes. Il se leva, s’alla jeter dans une vieille bergère Louis XVcouverte en velours d’Utrecht jaune, et parut vouloir s’y reposer.La vieille fille prit alors une prune de reine-claude et laprésenta doucement à son ami.

– Merci, dit-il en prenant le fruit.

– Etes-vous fatigué? demanda-t-elle en lui donnant un autrefruit.

– Je ne suis pas fatigué par le travail, mais fatigué de la vie,répondit-il.

– En voilà, des idées ! reprit-elle avec une sorted’aigreur. N’avez-vous pas un bon génie qui veille sur vous ?dit-elle en lui présentant les sucreries et lui voyant manger toutavec plaisir. Voyez, en dînant chez ma cousine, j’ai pensé àvous…

– Je sais, dit-il en lançant sur Lisbeth un regard à la foiscaressant et plaintif, que, sans vous, je ne vivrais plus depuislongtemps ; mais, ma chère demoiselle, les artistes ont besoinde distractions…

– Ah ! nous y voilà!… s’écria-t-elle en l’interrompant, ense mettant les poings sur les hanches et arrêtant sur lui des yeuxflamboyants. Vous voulez aller perdre votre santé dans les infamiesde Paris, comme tant d’ouvriers qui finissent par aller mourir àl’hôpital ! Non, non, faites-vous une fortune, et, quand vousaurez des rentes, vous vous amuserez, mon enfant, vous aurez alorsde quoi payer les médecins et les plaisirs, libertin que vousêtes.

Wenceslas Steinbock, en recevant cette bordée accompagnée deregards qui le pénétraient d’une flamme magnétique, baissa la tête.Si le médisant le plus mordant eût pu voir le début de cette scène,il aurait déjà reconnu la fausseté des calomnies lancées par lesépoux Olivier sur la demoiselle Fischer. Tout, dans l’accent, dansles gestes et dans les regards de ces deux êtres, accusait lapureté de leur vie secrète. La vieille fille déployait la tendressed’une brutale mais réelle maternité. Le jeune homme subissait commeun fils respectueux la tyrannie d’une mère. Cette alliance bizarreparaissait être le résultat d’une volonté puissante agissantincessamment sur un caractère faible, sur cette inconsistanceparticulière aux Slaves, qui, tout en leur laissant un couragehéroïque sur les champs de bataille, leur donne un incroyabledécousu dans la conduite, une mollesse morale dont les causesdevraient occuper les physiologistes, car les physiologistes sont àla politique ce que les entomologistes sont à l’agriculture.

– Et si je meurs avant d’être riche ? demandamélancoliquement Wenceslas.

– Mourir ?… s’écria la vieille fille. Oh ! je ne vouslaisserai point mourir. J’ai de la vie pour deux, et je vousinfuserais mon sang, s’il le fallait.

En entendant cette exclamation violente et naïve, des larmesmouillèrent les paupières de Steinbock.

– Ne vous attristez pas, mon petit Wenceslas, reprit Lisbethémue. Tenez, ma cousine Hortense a trouvé, je crois, votre cachetassez gentil. Allez, je vous ferai bien vendre votre groupe enbronze, vous serez quitte avec moi vous ferez ce que vous voudrez,vous deviendrez libre ! Allons, riez donc !…

– Je ne serai jamais quitte avec vous, mademoiselle, répondit lepauvre exilé.

– Et pourquoi donc ?… demanda la paysanne des Vosges enprenant le parti du Livonien contre elle-même.

– Parce que vous ne m’avez pas seulement nourri, logé, soignédans la misère ; mais encore vous m’avez donné de laforce ! Vous m’avez créé ce que je suis, vous avez été souventdure, vous m’avez fait souffrir…

– Moi ? dit la vieille fille. Allez-vous recommencer vosbêtises sur la poésie, sur les arts, et faire craquer vos doigts,vous détirer les bras en parlant du beau idéal, de vos folies duNord. Le beau ne vaut pas le solide, et le solide, c’est moi !Vous avez des idées dans la cervelle ? la belle affaire !et moi aussi, j’ai des idées… A quoi sert ce qu’on a dans l’âme, sil’on n’en tire aucun parti ? Ceux qui ont des idées ne sontpas alors si avancés que ceux qui n’en ont pas, si ceux-là saventse remuer… Au lieu de penser à vos rêveries, il faut travailler.Qu’avez-vous fait depuis que je suis partie ?…

– Qu’a dit votre jolie cousine ?

– Qui vous a dit qu’elle fût jolie ? demanda vivementLisbeth avec un accent où rugissait une jalousie de tigre.

– Mais vous-même.

– C’était pour voir la grimace que vous feriez ! Avez-vousenvie de courir après les jupes ? Vous aimez les femmes, ehbien, fondez-en, mettez vos désirs en bronze ; car vous vousen passerez encore pendant quelque temps, d’amourettes, et surtoutde ma cousine, cher ami. Ce n’est pas du gibier pour votrenez ; il faut à cette fille-là un homme de soixante millefrancs de rente,… et il est trouvé… Tiens, le lit n’est pasfait ! dit-elle en regardant à travers l’autre chambre ;oh ! pauvre chat ! je vous ai oublié…

Aussitôt la vigoureuse fille se débarrassa de son mantelet, deson chapeau, de ses gants, et, comme une servante, elle arrangealestement le petit lit de pensionnaire où couchait l’artiste. Cemélange de brusquerie, de rudesse même et de bonté peut expliquel’empire que Lisbeth avait acquis sur cet homme, de qui ellefaisait une chose à elle. La vie ne nous attache-t-elle pas par sesalternatives de bon et de mauvais ? Si le Livonien avaitrencontré Mme Marneffe, au lieu de rencontrer Lisbeth Fischer, ilaurait trouvé, dans sa protectrice, une complaisance qui l’eûtconduit à quelque route bourbeuse et déshonorante où il se seraitperdu. Il n’aurait certes pas travaillé, l’artiste ne serait paséclos. Aussi, tout en déplorant l’âpre cupidité de la vieillefille, sa raison lui disait-elle de préférer ce bras de fer à laparesseuse existence que menaient quelques-uns de sescompatriotes.

Voici l’événement auquel était dû le mariage de cette énergiefemelle et de cette faiblesse masculine, espèce de contre-sensassez fréquent, dit-on, en Pologne.

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