La Cousine Bette

Chapitre 2De beau-père à belle-mère

– Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne, trop sérieusepour pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix de moins queM. Hulot, je le sais ; mais, à mon âge, les folies d’une femmedoivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par lacélébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nouséblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Sivous avez cinquante mille livres de rente, votre âge contre-balancebien votre fortune ; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vousne possédez rien…

– Et l’amour ? dit le garde national en se levant ets’avançant, un amour qui…

– Non, monsieur, de l’entêtement ! dit la baronne enl’interrompant pour en finir avec cette ridiculité.

– Oui, de l’entêtement et de l’amour, reprit-il, mais aussiquelque chose de mieux, des droits…

– Des droits ? s’écria Mme Hulot, qui devint sublime demépris, de défi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nousne finirons jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pourcauser de ce qui vous a fait bannir malgré l’alliance de nos deuxfamilles…

– Je l’ai cru…

– Encore ! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à lamanière leste et dégagée dont je parle d’amant, d’amour, de tout cequ’il y a de plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitementsûre de rester vertueuse ? Je ne crains rien, pas même d’êtresoupçonnée en m’enfermant avec vous. Est-ce là la conduite d’unefemme faible ? Vous savez bien pourquoi je vous ai prié devenir !…

– Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.

Il se pinça les lèvres et se remit en position.

– Eh bien, je serai brève pour abréger notre mutuel supplice,dit la baronne Hulot en regardant Crevel.

Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eûtreconnu les grâces d’un ancien commis voyageur.

– Notre fils a épousé votre fille…

– Et si c’était à refaire !… dit Crevel.

– Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, jem’en doute. Néanmoins, vous n’avez pas à vous plaindre. Mon filsest non seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore levoici député depuis un an, et son début à la Chambre est assezéclatant pour faire supposer qu’avant peu de temps il seraministre. Victorin a été nommé deux fois rapporteur de loisimportantes, et il pourrait déjà devenir, s’il le voulait, avocatgénéral à la cour de cassation. Si donc vous me donnez à entendreque vous avez un gendre sans fortune…

– Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, cequi me semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués endot à ma file, deux cent ont passé Dieu sait à quoi !… à payerles dettes de monsieur votre fils, à meubler mirobolamment samaison, une maison de cinq cent mille francs qui rapporte à peinequinze mille francs, puisqu’il en occupe la plus belle partie, etsur laquelle il redoit deux cent soixante mille francs. Le produitcouvre à peine les intérêts de la dette. Cette année, je donne à mafille une vingtaine de mille francs pour qu’elle puisse nouer lesdeux bouts. Et mon gendre, qui gagnait trente mille francs auPalais, disait-on, va négliger le Palais pour la Chambre…

– Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’œuvre, et nouséloigne du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon filsdevient ministre, s’il vous fait nommer officier de la Légiond’honneur et conseiller de préfecture à Paris, pour un ancienparfumeur, vous n’aurez pas à vous plaindre…

– Ah ! nous y voici, madame. Je suis un épicier, unboutiquier, un ancien débitant de pâte d’amande, d’eau de Portugal,d’huile céphalique, on doit me trouver bien honoré d’avoir marié mafille unique au fils de M. le baron Hulot d’Ervy, ma fille serabaronne. C’est régence, c’est Louis XV, Oeil-de-bœuf ! c’esttrès bien… J’aime Célestine comme on aime une fille unique, jel’aime tant, que, pour ne lui donner ni frère ni sœur, j’ai acceptétous les inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force del’âge, madame !), mais sachez bien que, malgré cet amourinsensé pour ma fille, je n’entamerai pas ma fortune pour votrefils, dont les dépenses ne me paraissent pas claires, à moi, anciennégociant…

– Monsieur, vous voyez en ce moment même, au ministère duCommerce, M. Popinot, un ancien droguiste de la rue desLombards…

– Mon ami, madame !… dit le parfumeur retiré; car, moi,Célestin Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau,j’ai acheté le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequelPopinot était simple commis dans cet établissement, et c’est luiqui me le rappelle, car il n’est pas fier (c’est une justice à luirendre) avec les gens bien posés et qui possèdent soixante millefrancs de rente.

– Eh bien, monsieur, les idées que vous qualifiez par le motrégence ne sont donc plus de mise à une époque où l’on accepte leshommes pour leur valeur personnelle ; et c’est ce que vousavez fait en mariant votre fille à mon fils…

– Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage !…s’écria Crevel. Ah ! maudite vie de garçon ! Sans mesdéportements, ma Célestine serait aujourd’hui la vicomtessePopinot !

– Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faitsaccomplis, reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet deplainte que me donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a puse marier, le mariage dépendait entièrement de vous, j’ai cru à dessentiments généreux chez vous, j’ai pensé que vous auriez rendujustice à une femme qui n’a jamais eu dans le cœur d’autre imageque celle de son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pourelle de ne pas recevoir un homme capable de la compromettre, et quevous vous seriez empressé, par honneur pour la famille à laquellevous vous êtes allié, de favoriser l’établissement d’Hortense avecM. le conseiller Lebas… Et vous, monsieur, vous avez fait manquerce mariage…

– Madame, répondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnêtehomme. On est venu me demander si les deux cent mille francs de dotattribués à Mlle Hortense seraient payés. J’ai répondutextuellement ceci : « Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à quila famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes,et je crois que, si M. Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve seraitsans pain. » Voilà, belle dame.

– Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda Mme Hulot enregardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manqué à mesdevoirs ?

– Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s’écriace singulier amant en coupant la parole à la baronne, car voustrouveriez la dot dans mon portefeuille…

Et, joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genouen terre et baisa la main de Mme Hulot, en la voyant plongée parces paroles dans une muette horreur qu’il prit pour del’hésitation.

– Acheter le bonheur de ma fille au prix de ?… Oh !levez-vous, monsieur, ou je sonne…

L’ancien parfumeur se releva très difficilement. Cettecirconstance le rendit si furieux, qu’il se remit en position.Presque tous les hommes affectionnent une posture par laquelle ilscroient faire ressortir tous les avantages dont les a doués lanature. Cette attitude, chez Crevel, consistait à se croiser lesbras à la Napoléon, en mettant sa tête de trois quarts, et jetantson regard comme le peintre le lui faisait lancer dans sonportrait, c’est-à-dire à l’horizon.

– Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foià un libert…

– À un mari, monsieur, qui en est digne, reprit Mme Hulot eninterrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un motqu’elle ne voulait point entendre.

– Tenez, madame, vous m’avez écrit de venir, vous voulez savoirles raisons de ma conduite, vous me poussez à bout avec vos airsd’impératrice, avec votre dédain et votre… mépris ! Nedirait-on pas que je suis un nègre ? Je vous le répète,croyez-moi ! j’ai le droit de vous… de vous faire la cour…car… Mais non, je vous aime assez pour me taire…

– Parlez, monsieur, j’ai dans quelques jours quarante-huit ans,je ne suis pas sottement prude, je puis tout écouter…

– Voyons, me donnez-vous votre parole d’honnête femme, car vousêtes, malheureusement pour moi, une honnête femme, de ne jamais menommer, de ne pas dire que je vous livre ce secret.

– Si c’est la condition de la révélation, je jure de ne nommer àpersonne, pas même à mon mari, la personne de qui j’aurai su lesénormités que vous allez me confier.

– Je le crois bien, car il ne s’agit que de vous et de lui…

Mme Hulot pâlit.

– Ah ! si vous aimez encore Hulot, vous allezsouffrir ! Voulez-vous que je me taise ?

– Parlez, monsieur, car il s’agit, selon vous, de justifier àmes yeux les étranges déclarations que vous m’avez faites, et votrepersistance à tourmenter une femme de mon âge, qui voudrait mariersa fille et puis… mourir en paix !

– Vous le voyez, vous êtes malheureuse…

– Moi, monsieur ?

– Oui, belle et noble créature ! s’écria Crevel, tu n’asque trop souffert…

– Monsieur, taisez-vous et sortez ! ou parlez-moiconvenablement.

– Savez-vous, madame, comment, le sieur Hulot et moi, nous noussommes connus ?… Chez nos maîtresses, madame.

– Oh ! monsieur…

– Chez nos maîtresses, madame, répéta Crevel d’un tonmélodramatique et en rompant sa position pour faire un geste de lamain droite.

– Eh bien, après, monsieur ?… dit tranquillement la baronneau grand ébahissement de Crevel.

Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandesâmes.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer