La Cousine Bette

Chapitre 31Dernière tentative de Caliban sur Ariel

A sept heures, Lisbeth revenait déjà chez elle en omnibus, caril lui tardait de revoir Wenceslas, de qui, depuis une vingtaine dejours, elle était la dupe, et à qui elle apportait son cabas pleinde fruits empilés par Crevel lui-même, dont la tendresse avaitredoublé pour sa cousine Bette. Elle monta dans la mansarde d’unevitesse à perdre la respiration, et trouva l’artiste occupé àterminer les ornements d’une boîte qu’il voulait offrir à sa chèreHortense. La bordure du couvercle représentait des hortensias danslesquels se jouaient des Amours. Le pauvre amant, pour subvenir auxfrais de cette boîte qui devait être en malachite, avait fait pourFlorent et Chanor deux torchères, en leur en abandonnant lapropriété, deux chefs-d’œuvre.

– Vous travaillez trop depuis quelques jours, mon bon ami, ditLisbeth en lui essuyant le front couvert de sueur et le baisant.Une pareille activité me paraît dangereuse au mois d’août.Vraiment, votre santé peut en souffrir… Tenez, voici des pêches,des prunes de chez M. Crevel… Ne vous tracassez pas tant, j’aiemprunté deux mille francs, et, à moins de malheur, nous pourronsles rendre si vous vendez votre pendule !… Cependant, j’aiquelques doutes sur mon prêteur, car il vient d’envoyer ce papiertimbré.

Elle plaça la dénonciation de la contrainte par corps sousl’esquisse du maréchal Montcornet.

– Pour qui faites-vous ces belles choses-là? demanda-t-elle enprenant les branches d’hortensias en cire rouge que Wenceslas avaitposées pour manger les fruits.

– Pour un bijoutier.

– Quel bijoutier ?

– Je ne sais pas, c’est Stidmann qui m’a prié de tortiller celapour lui, car il est pressé.

– Mais voilà des hortensias, dit-elle d’une voix creuse. Commentse fait-il que vous n’ayez jamais manié la cire pour moi ?Etait-ce donc si difficile d’inventer une bague, un coffret,n’importe quoi, un souvenir ! dit-elle en lançant un affreuxregard sur l’artiste, dont heureusement les yeux étaient baissés.Et vous dites que vous m’aimez !

– En doutez-vous,… mademoiselle ?

– Oh ! que voilà un mademoiselle bien chaud !… Tenez,vous avez été mon unique pensée depuis que je vous ai vu mourant,là… Quand je vous ai sauvé, vous vous êtes donné à moi, je ne vousai jamais parlé de cet engagement, mais je me suis engagée enversmoi-même, moi ! Je me suis dit : « Puisque ce garçon se donne àmoi, je veux le rendre heureux et riche ! » Eh bien, j’airéussi à faire votre fortune !

– Et comment ? demanda le pauvre artiste, au comble dubonheur et trop naïf pour soupçonner un piège.

– Voici comment, reprit la Lorraine.

Lisbeth ne put se refuser le plaisir sauvage de regarderWenceslas, qui la contemplait avec un amour filial où débordait sonamour pour Hortense, ce qui trompa la vieille fille. En apercevantpour la première fois de sa vie les torches de la passion dans lesyeux d’un homme, elle crut les y avoir allumées.

– M. Crevel nous commandite de cent mille francs pour fonder unemaison de commerce, si, dit-il, vous voulez m’épouser ; il ade singulières idées, ce gros bonhomme-là… Qu’en pensez-vous ?demanda-t-elle.

L’artiste, devenu pâle comme un mort, regarda sa bienfaitriced’un oeil sans lueur et qui laissait passer toute sa pensée. Ilresta béant et hébété.

– On ne m’a jamais si bien dit, reprit-elle avec un rire amer,que j’étais affreusement laide !

– Mademoiselle, répondit Steinbock, ma bienfaitrice ne serajamais laide pour moi ; j’ai pour vous une bien viveaffection, mais je n’ai pas trente ans, et…

– Et j’en ai quarante-trois ! dit Bette. Ma cousine Hulot,qui en a quarante-huit, fait encore des passions frénétiques ;mais elle est belle, elle !

– Quinze ans de différence entre nous, mademoiselle ! quelménage ferions-nous ? Pour nous-mêmes, je crois que nousdevons bien réfléchir. Ma reconnaissance sera certainement égale àvos bienfaits. D’ailleurs, votre argent vous sera rendu sous peu dejours.

– Mon argent ! cria-t-elle. Oh ! vous me traitez commesi j’étais un usurier sans cœur.

– Pardon, reprit Wenceslas, mais vous m’en parlez si souvent…Enfin, vous m’avez créé, ne me détruisez pas.

– Vous voulez me quitter, je le vois, dit-elle en hochant latête. Qui donc vous a donné la force de l’ingratitude, vous quiêtes comme un homme de papier mâché? Manqueriez-vous de confianceen moi, moi votre bon génie ?… moi qui si souvent ai passé lanuit à travailler pour vous ! moi qui vous ai livré leséconomies de toute ma vie ! moi qui, pendant quatre ans, aipartagé mon pain, le pain d’une pauvre ouvrière, avec vous, et quivous prêtais tout, jusqu’à mon courage !

– Mademoiselle, assez ! assez ! dit-il en se mettant àses genoux et lui tendant les mains. N’ajoutez pas un mot !Dans trois jours, je parlerai, je vous dirai tout ;laissez-moi, dit-il en lui baisant les mains, laissez-moi êtreheureux, j’aime et je suis aimé.

– Eh bien, sois heureux, mon enfant, dit-elle en lerelevant.

Puis elle l’embrassa sur le front et dans les cheveux avec lafrénésie que doit avoir le condamné à mort en savourant sa dernièrematinée.

– Ah ! vous êtes la plus noble et la meilleure descréatures, vous êtes l’égale de celle que j’aime, dit le pauvreartiste.

– Je vous aime assez encore pour trembler de votre avenir,reprit-elle d’un air sombre. Judas s’est pendu !… tous lesingrats finissent mal ! Vous me quittez, vous ne ferez plusrien qui vaille ! Songez que, sans nous marier, car je suisune vieille fille, je le sais, je ne veux pas étouffer la fleur devotre jeunesse, votre poésie, comme vous le dites, dans mes brasqui sont comme des sarments de vigne ; mais, sans nous marier,ne pouvons-nous pas rester ensemble ? Ecoutez, j’ai l’espritdu commerce, je puis vous amasser une fortune en dix ans detravail, car je m’appelle l’Economie, moi ; tandis qu’avec unejeune femme, qui sera tout dépense, vous dissiperez tout, vous netravaillerez qu’à la rendre heureuse. Le bonheur ne crée rien quedes souvenirs. Quand je pense à vous, moi, je reste les brasballants pendant des heures entières… Eh bien, Wenceslas, resteavec moi… Tiens, je comprends tout : tu auras des maîtresses, dejolies femmes semblables à cette petite Marneffe qui veut te voir,et qui te donnera le bonheur que tu ne peux pas trouver avec moi.Puis tu te marieras quand je t’aurai fait trente mille francs derente.

– Vous êtes un ange, mademoiselle, et je n’oublierai jamais cemoment-ci, répondit Wenceslas en essuyant ses larmes.

– Vous voilà comme je vous veux, mon enfant, dit-elle en leregardant avec ivresse.

La vanité chez nous tous est si forte, que Lisbeth crut à sontriomphe. Elle avait fait une si grande concession en offrant MmeMarneffe ! Elle éprouva la plus vive émotion de sa vie, ellesentit pour la première fois la joie inondant son cœur. Pourretrouver une seconde heure pareille, elle eût vendu son âme audiable.

– Je suis engagé, répondit-il, et j’aime une femme contrelaquelle aucune autre ne peut prévaloir. Mais vous êtes et vousserez toujours la mère que j’ai perdue.

Ce mot versa comme une avalanche de neige sur ce cratèreflamboyant. Lisbeth s’assit, contempla d’un air sombre cettejeunesse, cette beauté distinguée, ce front d’artiste, cette bellechevelure, tout ce qui sollicitait en elle les instincts comprimésde la femme, et de petites larmes aussitôt séchées mouillèrent pourun moment ses yeux. Elle ressemblait à ces grêles statues que lestailleurs d’images du moyen âge ont assises sur des tombeaux.

– Je ne te maudis pas, toi, dit-elle en se levant brusquement,tu n’es qu’un enfant. Que Dieu te protège !

Elle descendit et s’enferma dans son appartement.

– Elle m’aime, se dit Wenceslas, la pauvre créature. A-t-elleété chaudement éloquente ! Elle est folle.

Ce dernier effort de la nature sèche et positive, pour garderavec elle cette image de la beauté, de la poésie, avait eu tant deviolence, qu’il ne peut se comparer qu’à la sauvage énergie dunaufragé, essayant sa dernière tentative pour atteindre à lagrève.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer