La Cousine Bette

Chapitre 57De la sculpture

La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plusdifficile et le plus facile de tous les arts. Copiez un modèle, etl’œuvre est accomplie ; mais y imprimer une âme, faire un typeen représentant un homme ou une femme, c’est le péché de Prométhée.On compte ce succès dans les annales de la sculpture, comme oncompte les poètes dans l’humanité, Michel-Ange, Michel Columb, JeanGoujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer,sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, duTasse, d’Homère et de Molière. Cette œuvre est si grandiose qu’unestatue suffit à l’immortalité d’un homme, comme celles de Figaro,de Lovelace, de Manon Lescaut suffirent à immortaliserBeaumarchais, Richardson et l’abbé Prévost. Les gens superficiels(les artistes en comptent beaucoup trop dans leur sein) ont dit quela sculpture existait par le nu seulement, qu’elle était morte avecla Grèce et que le vêtement moderne la rendait impossible. D’abord,les anciens ont fait de sublimes statues entièrement voilées, commela Polymnie, la Julie, etc., et nous n’avons pas trouvé la dixièmepartie de leurs œuvres. Puis, que les vrais amants de l’art aillentvoir, à Florence, le Penseur de Michel-Ange, et, dans la cathédralede Mayence, la Vierge d’Albert Durer, qui a fait, en ébène, unefemme vivante sous ses triples robes, et la chevelure la plusondoyante, la plus maniable que jamais femme de chambre aitpeignée ; que les ignorants y courent, et tous reconnaîtrontque le génie peut imprégner l’habit, l’armure, la robe, d’unepensée et y mettre un corps, tout aussi bien que l’homme imprimeson caractère et les habitudes de sa vie à son enveloppe.

La sculpture est la réalisation continuelle du fait qui s’estappelé pour la seule et unique fois dans la peinture :Raphaël ! La solution de ce terrible problème ne se trouve quedans un travail constant, soutenu, car les difficultés matériellesdoivent être tellement vaincues, la main doit être si châtiée, siprête et obéissante, que le sculpteur puisse lutter âme à âme aveccette insaisissable nature morale, qu’il faut transfigurer en lamatérialisant. Si Paganini, qui faisait raconter son âme par lescordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier, ilaurait perdu, avec son expression, le registre de son instrument :il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l’archet, lescordes et lui ; cet accord dissous, il serait soudain devenuun violoniste ordinaire.

Le travail constant est la loi de l’art comme celle de lavie ; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grandsartistes, les poètes complets n’attendent-ils ni les commandes niles chalands ; ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Ilen résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissancedes difficultés qui les maintient en concubinage avec la muse, avecses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, commeVoltaire a vécu dans son cabinet, Homère et Phidias ont dû vivreainsi.

Wenceslas Steinbock était sur la route aride parcourue par cesgrands hommes, et qui mène aux Alpes de la Gloire, quand Lisbethl’avait enchaîné dans sa mansarde. Le bonheur, sous la figured’Hortense, avait rendu le poète à la paresse, état normal de tousles artistes, car leur paresse, à eux, est occupée. C’est leplaisir des pachas au sérail : ils caressent des idées, ilss’enivrent aux sources de l’intelligence. De grands artistes, telsque Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été justement nommés desrêveurs. Ces mangeurs d’opium tombent tous dans la misère ;tandis que, maintenus par l’inflexibilité des circonstances, ilseussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d’ailleurscharmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges ;ils paraissent supérieurs aux véritables artistes, taxés depersonnalité, de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde. Voicipourquoi :

Les grands hommes appartiennent à leurs œuvres. Leur détachementde toutes choses, leur dévouement au travail, les constituentégoïstes aux yeux des niais, car on les veut vêtus des mêmes habitsque le dandy accomplissant les évolutions sociales appelées devoirsdu monde. On voudrait les lions de l’Atlas peignés et parfuméscomme des bichons de marquise. Ces hommes, qui comptent peu depairs et qui les rencontrent rarement, tombent dans l’exclusivitéde la solitude ; ils deviennent inexplicables pour lamajorité, composée, comme on le sait, de sots, d’envieux,d’ignorants et de gens superficiels. Comprenez-vous maintenant lerôle d’une femme auprès de ces grandioses exceptions ? Unefemme doit être à la fois ce qu’avait été Lisbeth pendant cinq ans,et offrir de plus l’amour, l’amour humble, discret, toujours prêt,toujours souriant.

Hortense, éclairée par ses souffrances de mère, pressée pard’affreuses nécessités, s’apercevait trop tard des fautes que sonexcessif amour lui avait fait involontairement commettre ;mais, en digne fille de sa mère, son cœur se brisait à l’idée detourmenter Wenceslas ; elle aimait trop pour se faire lebourreau de son cher poète, et elle voyait arriver le moment où lamisère allait l’atteindre, elle, son fils et son mari.

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