La Cousine Bette

Chapitre 20Une de perdue, une de retrouvée

Hulot revint chez lui, marchant en furieux, se parlant àlui-même, et trouva sa famille faisant avec calme le whist à deuxsous la fiche qu’il avait vu commencer. En voyant son mari, lapauvre Adeline crut à quelque affreux désastre, à undéshonneur ; elle donna ses cartes à Hortense et entraînaHector dans ce même petit salon où, cinq heures auparavant, Crevellui prédisait les plus honteuses agonies de la misère.

– Qu’as-tu ? dit-elle effrayée.

– Oh ! pardonne-moi ; mais laisse-moi te raconter cesinfamies.

Il exhala sa rage pendant dix minutes.

– Mais, mon ami, répondit héroïquement cette pauvre femme, depareilles créatures ne connaissent pas l’amour ! cet amour puret dévoué que tu mérites ; comment pourrais-tu, toi siperspicace, avoir la prétention de lutter avec unmillion ?

– Chère Adeline ! s’écria le baron en saisissant sa femmeet la pressant sur son cœur.

La baronne venait de jeter du baume sur les plaies saignantes del’amour-propre.

– Certes, ôtez la fortune au duc d’Hérouville, entre nous deux,elle n’hésiterait pas ! dit le baron.

– Mon ami, reprit Adeline en faisant un dernier effort, s’il tefaut absolument des maîtresses, pourquoi ne prends-tu pas, commeCrevel, des femmes qui ne soient pas chères et dans une classe à setrouver longtemps heureuses de peu ? Nous y gagnerions tous.Je conçois le besoin, mais je ne comprends rien à la vanité…

– Oh ! quelle bonne et excellente femme tu es !s’écria-t-il. Je suis un vieux fou, je ne mérite pas d’avoir unange comme toi pour compagne.

– Je suis tout bonnement la Joséphine de mon Napoléon,répondit-elle avec une teinte de mélancolie.

– Joséphine ne te valait pas, dit-il. Viens, je vais jouer lewhist avec mon frère et mes enfants ; il faut que je me metteà mon métier de père de famille, que je marie mon Hortense et quej’enterre le libertin…

Cette bonhomie toucha si fort la pauvre Adeline, qu’elle dit:

– Cette créature a bien mauvais goût de préférer qui que ce soità mon Hector. Ah ! je ne te céderais pas pour tout l’or de laterre. Comment peut-on te laisser, quand on a le bonheur d’êtreaimée par toi !…

Le regard par lequel le baron récompensa le fanatisme de safemme la confirma dans l’opinion que la douceur et la soumissionétaient les plus puissantes armes de la femme. Elle se trompait enceci. Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent desrésultats semblables à ceux des plus grands vices. Bonaparte estdevenu l’empereur pour avoir mitraillé le peuple à deux pas del’endroit où Louis XVI a perdu la monarchie et la tête pour n’avoirpas laissé verser le sang d’un M. Sauce…

Le lendemain, Hortense, qui mit le cachet de Wenceslas sous sonoreiller pour ne pas s’en séparer pendant son sommeil, fut habilléede bonne heure, et fit prier son père de venir au jardin dès qu’ilserait levé.

Vers neuf heures et demie, le père, condescendant à une demandede sa fille, lui donnait le bras, et ils allaient ensemble le longdes quais, par le pont Royal, sur la place du Carrousel.

– Ayons l’air de flâner, papa, dit Hortense en débouchant par leguichet pour traverser cette immense place.

– Flâner ici ?… demanda railleusement le père.

– Nous sommes censés aller au Musée, et, là-bas, dit-elle enmontrant les baraques adossées aux murailles des maisons quitombent à angle droit sur la rue du Doyenné, tiens, il y a desmarchands de bric-à-brac, de tableaux…

– Ta cousine demeure là…

– Je le sais bien ; mais il ne faut pas qu’elle nousvoie…

– Et que veux-tu faire ? dit le baron en se trouvant àtrente pas environ des fenêtres de Mme Marneffe, à laquelle ilpensa soudain.

Hortense avait conduit son père devant le vitrage d’une desboutiques situées à l’angle du pâté de maisons qui longent lesgaleries du vieux Louvre et qui font face à l’hôtel de Nantes. Elleentra dans cette boutique en laissant son père occupé à regarderles fenêtres de la jolie petite dame qui, la veille, avait laisséson image au cœur du vieux beau, comme pour y calmer la blessurequ’il allait recevoir, et il ne put s’empêcher de mettre enpratique le conseil de sa femme.

– Rabattons-nous sur les petites bourgeoises, se dit-il en serappelant les adorables perfections de Mme Marneffe. Cette petitefemme-là me fera promptement oublier l’avide Josépha.

Or, voici ce qui se passa simultanément dans la boutique et horsde la boutique.

En examinant les fenêtres de sa nouvelle belle, le baron aperçutle mari qui, tout en brossant sa redingote lui-même, faisaitévidemment le guet et semblait attendre quelqu’un sur la place.Craignant d’être aperçu, puis reconnu plus tard, l’amoureux barontourna le dos à la rue du Doyenné, mais en se mettant de troisquarts afin de pouvoir y donner un coup d’oeil de temps en temps.Ce mouvement le fit rencontrer presque face à face avec MmeMarneffe, qui, venant des quais, doublait le promontoire desmaisons pour retourner chez elle. Valérie éprouva comme unecommotion en recevant le regard étonné du baron, et elle y réponditpar une oeillade de prude.

– Jolie femme, s’écria le baron, et pour qui l’on ferait biendes folies !

– Eh ! monsieur, répondit-elle en se retournant comme unefemme qui prend un parti violent, vous êtes M. le baron Hulot,n’est-ce pas ?

Le baron, de plus en plus stupéfait, fit un gested’affirmation.

– Eh bien, puisque le hasard a marié deux fois nos yeux, et quej’ai le bonheur de vous avoir intrigué ou intéressé, je vous diraiqu’au lieu de faire des folies vous devriez bien faire justice… Lesort de mon mari dépend de vous.

– Comment l’entendez-vous ? demanda galamment le baron.

– C’est un employé de votre direction, à la guerre, division deM. Lebrun, bureau de M. Coquet, répondit-elle en souriant.

– Je me sens disposé, madame… madame… ?

– Mme Marneffe.

– Ma petite madame Marneffe, à faire des injustices pour vosbeaux yeux… J’ai dans votre maison une cousine, et j’irai la voirun de ces jours, le plus tôt possible, venez m’y présenter votrerequête.

– Excusez mon audace, monsieur le baron ; mais vouscomprendrez comment j’ai pu oser parler ainsi, je suis sansprotection.

– Ah ! ah !

– Oh ! monsieur, vous vous méprenez, dit-elle en baissantles yeux.

Le baron crut que le soleil venait de disparaître.

– Je suis au désespoir, mais je suis une honnête femme,reprit-elle. J’ai perdu, il y a six mois, mon seul protecteur, lemaréchal Montcornet.

– Ah ! vous êtes sa fille ?

– Oui, monsieur, mais il ne m’a jamais reconnue.

– Afin de pouvoir vous laisser une partie de sa fortune.

– Il ne m’a rien laissé, monsieur, car on n’a pas trouvé detestament.

– Oh ! pauvre petite, le maréchal a été surpris parl’apoplexie… Allons, espérez, madame ; on doit quelque chose àla fille d’un des chevaliers Bayard de l’Empire.

Mme Marneffe salua gracieusement, et fut aussi fière de sonsuccès que le baron l’était du sien.

– D’où diable vient-elle si matin ? se demanda-t-il enanalysant le mouvement onduleux de la robe auquel elle imprimaitune grâce peut-être exagérée. Elle a la figure trop fatiguée pourrevenir du bain, et son mari l’attend. C’est inexplicable, et celadonne beaucoup à penser.

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