La Cousine Bette

Chapitre 51La petite maison du sieur Crevel

Arrivé rue du Dauphin, qui, dans ce temps-là n’était pas encoreélargie, Crevel s’arrêta devant une porte bâtarde. Cette porteouvrait sur un long corridor pavé en dallés blanches et noires,formant péristyle, et au bout duquel se trouvait un escalier et uneloge de concierge éclairés par une petite cour intérieure comme ily en a tant à Paris. Cette cour, mitoyenne avec la propriétévoisine, offrait la singulière particularité d’un partage inégal.La petite maison de Crevel, car il en était propriétaire, avait unappendice à toiture vitrée, bâti sur le terrain voisin, et grevé del’interdiction d’élever cette construction, entièrement cachée à lavue par la loge et par l’encorbellement de l’escalier.

Ce local avait longtemps servi de magasin, d’arrière-boutique etde cuisine à l’une des deux boutiques situées sur la rue. Crevelavait détaché de la location ces trois pièces du rez-de-chaussée,et Grindot les avait transformées en une petite maison économique.On y pénétrait de deux manières, d’abord par la boutique d’unmarchand de meubles à qui Crevel la louait à bas prix et au mois,afin de pouvoir le punir en cas d’indiscrétion, puis par une portecachée dans le mur du corridor assez habilement pour être presqueinvisible.

Ce petit appartement, composé d’une salle à manger, d’un salonet d’une chambre à coucher, éclairé par en haut, partie chez levoisin, partie chez Crevel, était donc à peu près introuvable. Al’exception du marchand de meubles d’occasion, les locatairesignoraient l’existence de ce petit paradis. La portière, payée pourêtre la complice de Crevel, était une excellente cuisinière. M. lemaire pouvait donc entrer dans sa petite maison économique et ensortir à toute heure de nuit, sans craindre aucun espionnage. Lejour, une femme mise comme se mettent les Parisiennes pour allerfaire des emplettes, et munie d’une clef, ne risquait rien à venirchez Crevel ; elle observait les marchandises d’occasion, elleen marchandait, elle entrait dans la boutique, et la quittait sansexciter le moindre soupçon si quelqu’un la rencontrait.

Lorsque Crevel eut allumé les candélabres dans le boudoir, lebaron fut tout étonné du luxe intelligent et coquet déployé là.L’ancien parfumeur avait donné carte blanche à Grindot, et le vieilarchitecte s’était distingué par une création du genre Pompadourqui, d’ailleurs, coûtait soixante mille francs.

– Je veux, avait dit Crevel à Grindot, qu’une duchesse entrantlà soit surprise…

Il avait voulu le plus bel Eden parisien pour y posséder sonEve, sa femme du monde, sa Valérie, sa duchesse.

– Il y a deux lits, dit Crevel à Hulot en montrant un divan d’oùl’on tirait un lit comme on tire le tiroir d’une commode. En voiciun, l’autre est dans la chambre. Ainsi nous pouvons passer ici lanuit tous les deux.

– Les preuves ! dit le baron.

Crevel prit un bougeoir et mena son ami dans la chambre àcoucher, où, sur une causeuse, Hulot vit une robe de chambremagnifique appartenant à Valérie, et qu’elle avait portée rueVanneau, pour s’en faire honneur avant de l’employer à la petitemaison Crevel. Le maire fit jouer le secret d’un joli petit meubleen marqueterie appelé bonheur-du-jour, y fouilla, saisit une lettreet la tendit au baron :

– Tiens, lis.

Le conseiller d’Etat lut ce petit billet écrit au crayon :

« Je t’ai vainement attendu, vieux rat ! Une femme comme moin’attend jamais un ancien parfumeur. Il n’y avait ni dînercommandé, ni cigarettes. Tu me payeras tout cela. »

– Est-ce bien son écriture ?

– Mon Dieu ! dit Hulot en s’asseyant accablé. Je reconnaistout ce qui lui a servi, voilà ses bonnets et ses pantoufles. Ahçà! voyons, depuis quand… ?

Crevel fit signe qu’il comprenait, et empoigna une liasse demémoires dans le petit secrétaire en marqueterie.

– Vois, mon vieux ! j’ai payé les entrepreneurs en décembre1838. En octobre, deux mois auparavant, cette délicieuse petitemaison était étrennée.

Le conseiller d’Etat baissa la tête.

– Comment diable faites-vous ? car je connais l’emploi deson temps, heure par heure.

– Et la promenade aux Tuileries,… dit Crevel en se frottant lesmains et jubilant.

– Eh bien ?… reprit Hulot hébété.

– Ta soi-disant maîtresse vient aux Tuileries, elle est censées’y promener de une heure à quatre heures ; mais crac !en deux temps elle est ici. Tu connais Molière ? Eh bien,baron, il n’y a rien d’imaginaire dans ton intitulé.

Hulot, ne pouvant plus douter de rien, resta dans un silencesinistre. Les catastrophes poussent tous les hommes forts etintelligents à la philosophie. Le baron était, moralement, comme unhomme qui cherche son chemin la nuit dans une forêt. Ce silencemorne, le changement qui se fit sur cette physionomie affaissée,tout inquiéta Crevel, qui ne voulait pas la mort de soncollaborateur.

– Comme je te disais, mon vieux, nous sommes manche à manche,jouons la belle. Veux-tu jouer la belle, voyons ? au plusfin !

– Pourquoi, se dit Hulot en se parlant à lui-même, sur dixbelles femmes, y en a-t-il au moins sept de perverses ?

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