La Cousine Bette

Chapitre 72Les cinq pères de l’église Marneffe

On annonça le baron Montès ; Valérie se leva, courut à sarencontre, lui parla pendant quelques instants à l’oreille, et fitavec lui les mêmes réserves pour son maintien qu’elle venait defaire avec Wenceslas ; car le Brésilien eut une contenancediplomatique appropriée à la grande nouvelle qui le comblait dejoie, il était certain de sa paternité, lui !…

Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme àl’état d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés,charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nommaplaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq Pères del’Eglise.

Le baron Hulot seul montra d’abord une figure soucieuse. Voicipourquoi : au moment de quitter son cabinet, il était venu voir ledirecteur du personnel, un général, son camarade depuis trente ans,et il lui avait parlé de nommer Marneffe à la place de Coquet, quiconsentait à donner sa démission.

– Mon cher ami, lui dit-il, je ne voudrais pas demander cettefaveur au maréchal sans que nous soyons d’accord et que j’aie euvotre agrément.

– Mon cher ami, répondit le directeur du personnel,permettez-moi de vous faire observer que, pour vous-même, vous nedevriez pas insister sur cette nomination. Je vous ai déjà dit monopinion. Ce serait un scandale dans les bureaux, où l’on s’occupedéjà beaucoup trop de vous et de Mme Marneffe. Ceci bien entrenous. Je ne veux pas attaquer votre endroit sensible, ni vousdésobliger en quoi que ce soit, je vais vous en donner la preuve.Si vous y tenez absolument, si vous voulez demander la place de M.Coquet, qui sera vraiment une perte pour les bureaux de la guerre(il y est depuis 1809), je partirai pour quinze jours à lacampagne, afin de vous laisser le champ libre auprès du maréchal,qui vous aime comme son fils. Je ne serai donc ni pour ni contre,et je n’aurai rien fait contre ma conscience d’administrateur.

– Je vous remercie, répondit le baron, je réfléchirai à ce quevous venez de me dire.

– Si je me permets cette observation, mon cher ami, c’est qu’ily va beaucoup plus de votre intérêt personnel que de mon affaire oude mon amour-propre. Le maréchal est le maître, d’abord. Puis, moncher, on nous reproche tant de choses, qu’une de plus ou demoins ! nous n’en sommes pas à notre virginité en fait decritiques. Sous la Restauration, on a nommé des gens pour leurdonner des appointements et sans s’embarrasser du service… Noussommes de vieux camarades…

– Oui, répondit le baron, et c’est bien pour ne pas altérernotre vieille et précieuse amitié que je…

– Allons, reprit le directeur du personnel en voyant l’embarraspeint sur la figure de Hulot, je voyagerai, mon vieux… Mais prenezgarde ! vous avez des ennemis, c’est-à-dire des gens quiconvoitent votre magnifique traitement, et vous n’êtes amarré quesur une ancre. Ah ! si vous étiez député comme moi, vous necraindriez rien ; aussi tenez-vous bien…

Ce discours, plein d’amitié, fit une vive impression sur leconseiller d’Etat.

– Mais enfin, Roger, qu’y a-t-il ? Ne faites pas lemystérieux avec moi !

Le personnage que Hulot nommait Roger regarda Hulot, lui prit lamain, la lui serra.

– Nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous donne pasun avis. Si vous voulez rester, il faudrait vous faire votre lit derepos vous-même. Ainsi, dans votre position, au lieu de demander aumaréchal la place de M. Coquet pour M. Marneffe, je le prieraisd’user de son influence pour me réserver le conseil d’Etat enservice ordinaire, où je mourrais tranquille ; et, comme lecastor, j’abandonnerais ma direction générale aux chasseurs.

– Comment ! le maréchal oublierait… ?

– Mon vieux, le maréchal vous a si bien défendu en plein conseildes ministres, qu’on ne songe plus à vous dégommer ; mais ilen a été question !… Ainsi ne donnez pas de prétextes… Je neveux pas vous en dire davantage. En ce moment, vous pouvez fairevos conditions, être conseiller d’Etat et pair de France. Si vousattendez trop, si vous donnez prise sur vous, je ne réponds derien… Dois-je voyager ?

– Attendez, je verrai le maréchal, répondit Hulot, et j’enverraimon frère sonder le terrain près du patron.

On peut comprendre en quelle humeur revint le baron chez MmeMarneffe ; il avait presque oublié qu’il était père, car Rogervenait de faire acte de vraie et bonne camaraderie en lui éclairantsa position. Néanmoins, telle était l’influence de Valérie, qu’aumilieu du dîner le baron se mit à l’unisson et devint d’autant plusgai, qu’il avait plus de soucis à étouffer ; mais lemalheureux ne se doutait pas que, dans cette soirée, il allait setrouver entre son bonheur et le danger signalé par le directeur dupersonnel, c’est-à-dire forcé d’opter entre Mme Marneffe et saposition.

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