La Cousine Bette

Chapitre 112Effet de chantage

A trois heures, maître Berthier, successeur de Cardot, lut lecontrat de mariage, après une courte conférence entre Crevel etlui, car certains articles dépendaient de la résolution queprendraient M. et Mme Hulot jeunes. Crevel reconnaissait à safuture épouse une fortune composée : 1° de quarante mille francs derente dont les titres étaient désignés ; 2° de l’hôtel et detout le mobilier qu’il contenait, et 3° de trois millions enargent. En outre, il faisait à sa future épouse toutes lesdonations permises par la loi ; il la dispensait de toutinventaire ; et, dans le cas où, lors de leur décès, lesconjoints se trouveraient sans enfants, ils se donnaientrespectivement l’un à l’autre l’universalité de leurs biens,meubles et immeubles. Ce contrat réduisait la fortune de Crevel àdeux millions de capital. S’il avait des enfants de sa nouvellefemme, il restreignait la part de Célestine à cinq cent millefrancs, à cause de l’usufruit de la fortune accordé à Valérie.C’était la neuvième partie environ de sa fortune actuelle.

Lisbeth revint dîner rue Louis-le-Grand, le désespoir peint surla figure. Elle expliqua, commenta le contrat de mariage, et trouvaCélestine insensible, autant que Victorin, à cette désastreusenouvelle.

– Vous avez irrité votre père, mes enfants ! Mme Marneffe ajuré que vous recevriez chez vous la femme de M. Crevel, et quevous viendriez chez elle, dit-elle.

– Jamais ! dit Célestine.

– Jamais ! dit Hulot.

– Jamais ! s’écria Hortense.

Lisbeth fut saisie du désir de vaincre l’attitude superbe detous les Hulot.

– Elle paraît avoir des armes contre vous !… répondit-elle.Je ne sais pas encore de quoi il s’agit, mais je le saurai… Elle aparlé vaguement d’une histoire de deux cent mille francs quiregarde Adeline.

La baronne Hulot se renversa doucement sur le divan où elle setrouvait, et d’affreuses convulsions se déclarèrent.

– Allez-y, mes enfants !… cria la baronne. Recevez cettefemme ! M. Crevel est un homme infâme ! il mérite ledernier supplice… Obéissez à cette femme… Ah ! c’est unmonstre ! Elle sait tout !

Après ces mots mêlés à des larmes, à des sanglots, Mme Hulottrouva la force de monter chez elle, appuyée sur le bras de safille et sur celui de Célestine.

– Qu’est-ce que tout ceci veut dire ? s’écria Lisbeth,restée seule avec Victorin.

L’avocat, planté sur ses jambes, dans une stupéfaction trèsconcevable, n’entendit pas Lisbeth.

– Qu’as-tu, mon Victorin ?

– Je suis épouvanté! dit l’avocat, dont la figure devintmenaçante. Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai plus alors descrupules ! Si je le pouvais, j’écraserais cette femme commeon écrase une vipère… Ah ! elle attaque la vie et l’honneur dema mère !…

– Elle a dit, ne répète pas ceci, mon cher Victorin, elle a ditqu’elle vous logerait tous encore plus bas que votre père… Elle areproché vertement à Crevel de ne pas vous avoir fermé la boucheavec ce secret qui paraît tant épouvanter Adeline.

On envoya chercher un médecin, car l’état de la baronneempirait. Le médecin ordonna une potion pleine d’opium, et Adelinetomba, la potion prise, dans un profond sommeil ; mais toutecette famille était en proie à la plus vive terreur. Le lendemain,l’avocat partit de bonne heure pour le Palais, et il passa par lapréfecture de police, où il supplia Vautrin, le chef de la sûreté,de lui envoyer Mme de Saint-Estève.

– On nous a défendu, monsieur, de nous occuper de vous, mais Mmede Saint-Estève est marchande, elle est à vos ordres, répondit lecélèbre chef.

De retour chez lui, le pauvre avocat apprit que l’on craignaitpour la raison de sa mère. Le docteur Bianchon, le docteur Larabit,le professeur Angard, réunis en consultation, venaient de déciderl’emploi des moyens héroïques pour détourner le sang qui se portaità la tête. Au moment où Victorin écoutait le docteur Bianchon, quilui détaillait les raisons qu’il avait espérer l’apaisement decette crise, quoique ses confrères en désespérassent, le valet dechambre vint annoncer à l’avocat sa cliente, Mme de Saint-Estève.Victorin laissa Bianchon au milieu d’une période et descenditl’escalier avec une rapidité de fou.

– Y aurait-il dans la maison un principe de foliecontagieux ? dit Bianchon en se retournant vers Larabit.

Les médecins s’en allèrent, en laissant un interne chargé pareux de veiller Mme Hulot.

– Toute une vie de vertu !… était la seule phrase que lamalade prononçât depuis la catastrophe.

Lisbeth ne quittait pas le chevet d’Adeline, elle l’avaitveillée ; elle était admirée par les deux jeunes femmes.

– Eh bien, ma chère madame Saint-Estève ! dit l’avocat enintroduisant l’horrible vieille dans son cabinet et en fermantsoigneusement les portes, où en sommes-nous ?

– Eh bien, mon cher ami, dit-elle en regardant Victorin d’unoeil froidement ironique, vous avez fait vos petitesréflexions ?

– Avez-vous agi ?

– Donnez-vous cinquante mille francs ?

– Oui, répondit Hulot fils, car il faut marcher.

Savez-vous que, par une seule phrase, cette femme a mis la vieet la raison de ma mère en danger ? Ainsi, marchez !

– On a marché! répliqua la vieille.

– Eh bien ?… dit Victorin convulsivement.

– Eh bien, vous n’arrêtez pas les frais ?

– Au contraire.

– C’est qu’il y a déjà vingt-trois mille francs de frais.

Hulot fils regarda la Saint-Estève d’un air imbécile.

– Ah çà! seriez-vous un jobard, vous l’une des lumières duPalais ? dit la vieille. Nous avons pour cette somme uneconscience de femme de chambre et un tableau de Raphaël, ce n’estpas cher…

Hulot restait stupide, il ouvrait de grands yeux.

– Eh bien, reprit la Saint-Estève, nous avons acheté Mlle ReineTousard, celle pour qui Mme Marneffe n’a pas de secrets…

– Je comprends…

– Mais, si vous lésinez, dites-le !

– Je payerai de confiance, répondit-il, allez ! Ma mère m’adit que ces gens-là méritaient les plus grands supplices…

– On ne roue plus, dit la vieille.

– Vous me répondez du succès ?

– Laissez-moi faire, dit la Saint-Estève. Votre vengeancemijote.

Elle regarda la pendule, la pendule marquait six heures.

– Votre vengeance s’habille, les fourneaux du Rocher de Cancalesont allumés, les chevaux des voitures piaffent, mes ferschauffent. Ah ! je sais votre Mme Marneffe par cœur. Tout estparé, quoi ! Il y a des boulettes dans la ratière, je vousdirai demain si la souris s’empoisonnera. Je le crois ! Adieu,mon fils.

– Adieu, madame.

– Savez-vous l’anglais ?

– Oui.

Avez-vous vu jouer Macbeth, en anglais ?

– Oui.

– Eh bien, mon fils, tu seras roi ! c’est-à-dire tuhériteras ! dit cette affreuse sorcière, devinée parShakspeare et qui paraissait connaître Shakspeare.

Elle laissa Hulot hébété sur le seuil de son cabinet.

– N’oubliez pas que le référé est pour demain ! dit-ellegracieusement en plaideuse consommée.

Elle voyait venir deux personnes, et voulait passer à leurs yeuxpour une comtesse de Pimbèche.

– Quel aplomb ! se dit Hulot en saluant sa prétenduecliente.

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