La Cousine Bette

Chapitre 15Le ménage Marneffe

La très jolie Mme Marneffe, fille naturelle du comte Montcornet,l’un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, avait été mariée,au moyen d’une dot de vingt mille francs, à un employé subalternedu ministère de la guerre. Par le crédit de l’illustre lieutenantgénéral, maréchal de France dans les six derniers mois de sa vie,ce plumigère était arrivé à la place inespérée de premier commisdans son bureau ; mais, au moment d’être nommé sous-chef, lamort du maréchal avait coupé par le pied les espérances de Marneffeet de sa femme.

L’exiguïté de la fortune du sieur Marneffe, chez qui s’étaitdéjà fondue la dot de Mlle Valérie Fortin, soit au payement desdettes de l’employé, soit en acquisitions nécessaires à un garçonqui se monte une maison, mais surtout les exigences d’une joliefemme habituée chez sa mère à des jouissances auxquelles elle nevoulut pas renoncer, avaient obligé le ménage à réaliser deséconomies sur le loyer. La position de la rue du Doyenné, peuéloignée du ministère de la guerre et du centre parisien, sourit àM. et à Mme Marneffe, qui, depuis environ quatre ans, habitaient lamaison de Mlle Fischer.

Le sieur Jean-Paul-Stanislas Marneffe appartenait à cette natured’employés qui résistent à l’abrutissement par l’espèce depuissance que donne la dépravation. Ce petit homme maigre, àcheveux et à barbe grêles, à figure étiolée, pâlotte, plus fatiguéeque ridée, les yeux à paupières légèrement rougies et harnachées delunettes, de piètre allure et de plus piètre maintien, réalisait letype que chacun se dessine d’un homme traduit aux assises pourattentat aux mœurs.

L’appartement occupé par ce ménage, type de beaucoup de ménagesparisiens, offrait les trompeuses apparences de ce faux luxe quirègne dans tant d’intérieurs. Dans le salon, les meubles recouvertsen velours de coton passé, les statuettes de plâtre jouant lebronze florentin, le lustre mal ciselé, simplement mis en couleur,à bobèches en cristal fondu ; le tapis dont le bon marchés’expliquait tardivement par la quantité de coton introduite par lefabricant, et devenue visible à l’oeil nu ; tout, jusqu’auxrideaux qui vous eussent appris que le damas de laine n’a pas troisans de splendeur, tout chantait misère comme un pauvre en haillonsà la porte d’une église.

La salle à manger, mal soignée par une seule servante,présentait l’aspect nauséabond des salles à manger d’hôtel deprovince : tout y était encrassé, mal entretenu.

La chambre de monsieur, assez semblable à la chambre d’unétudiant, meublée de son lit de garçon, de son mobilier de garçon,flétri, usé comme lui-même, et faite une fois par semaine ;cette horrible chambre, où tout traînait, où de vieilleschaussettes pendaient sur des chaises foncées de crin dont lesfleurs reparaissaient dessinées par la poussière, annonçait bienl’homme à qui son ménage est indifférent, qui vit au dehors, aujeu, dans les cafés ou ailleurs.

La chambre de madame faisait exception à la dégradante incuriequi déshonorait l’appartement officiel, où les rideaux étaientpartout jaunes de fumée et de poussière, où l’enfant, évidemmentabandonné à lui-même, laissait traîner ses joujoux partout. Situésdans l’aile qui réunissait, d’un seul côté seulement, la maisonbâtie sur le devant de la rue, au corps de logis adossé au fond dela cour à la propriété voisine, la chambre et le cabinet detoilette de Valérie, élégamment tendus en perse, à meubles en boisde palissandre, à tapis en moquette, sentaient la jolie femme, et,disons-le, presque la femme entretenue. Sur le manteau de veloursde la cheminée s’élevait la pendule alors à la mode. On voyait unpetit dunkerque assez bien garni, des jardinières en porcelainechinoise luxueusement montées. Le lit, la toilette, l’armoire àglace, le tête-à-tête, les colifichets obligés signalaient lesrecherches ou les fantaisies du jour.

Quoique ce fût du troisième ordre en fait de richesse etd’élégance, que tout y datât de trois ans, un dandy n’eût rientrouvé à redire, sinon que ce luxe était entaché de bourgeoisie.L’art, la distinction qui résulte des choses que le goût saits’approprier, manquaient là totalement. Un docteur ès sciencessociales eût reconnu l’amant à quelques-unes de ces futilités deriche bijouterie qui ne peuvent venir que de ce demi-dieu, toujoursabsent, toujours présent chez une femme mariée.

Le dîner que firent le mari, la femme et l’enfant, ce dînerretardé de quatre heures, eût expliqué la crise financière quesubissait cette famille, car la table est le plus sûr thermomètrede la fortune dans les ménages parisiens. Une soupe aux herbes et àl’eau de haricots, un morceau de veau aux pommes de terre, inondéd’eau rousse en guise de jus, un plat de haricots et des cerisesd’une qualité inférieure, le tout servi et mangé dans des assietteset des plats écornés, avec l’argenterie peu sonore et triste dumaillechort, était-ce un menu digne de cette jolie femme ? Lebaron en eût pleuré s’il en avait été témoin. Les carafes terniesne sauvaient pas la vilaine couleur du vin pris au litre chez lemarchand de vin du coin. Les serviettes servaient depuis unesemaine. Enfin, tout trahissait une misère sans dignité,l’insouciance de la femme et celle du mari pour la famille.L’observateur le plus vulgaire se serait dit, en les voyant, queces deux êtres étaient arrivés à ce funeste moment où la nécessitéde vivre fait chercher une friponnerie heureuse.

La première phrase dite par Valérie à son mari va d’ailleursexpliquer le retard qu’avait éprouvé le dîner, dû probablement audévouement intéressé de la cuisinière.

– Samanon ne veut prendre tes lettres de change qu’à cinquantepour cent, et demande en garantie une délégation sur tesappointements.

La misère, secrète encore chez le directeur de la guerre et quiavait pour paravent un traitement de vingt-quatre mille francs,sans compter les gratifications, était donc arrivée à son dernierpériode chez l’employé.

– Tu as fait mon directeur, dit le mari en regardant safemme.

– Je le crois, répondit-elle sans s’épouvanter de ce mot pris àl’argot des coulisses.

– Qu’allons-nous devenir ? reprit Marneffe. Le propriétairenous saisira demain. Et ton père qui s’avise de mourir sans fairede testament ! Ma parole d’honneur, ces gens de l’Empire secroient tous immortels comme leur empereur.

– Pauvre père, dit-elle, il n’a eu que moi d’enfant, il m’aimaitbien ! La comtesse aura brûlé le testament. Commentm’aurait-il oubliée, lui qui nous donnait de temps en temps detrois ou quatre billets de mille francs à la fois ?

– Nous devons quatre termes, quinze cents francs ! notremobilier les vaut-il ? That is the question ! a ditShakspeare.

– Tiens, adieu, mon chat, dit Valérie, qui n’avait pris quequelques bouchées de veau d’où la domestique avait extrait le juspour un brave soldat revenu d’Alger. Aux grands maux, les grandsremèdes !

– Valérie, où vas-tu ? s’écria Marneffe en coupant à safemme le chemin de la porte.

– Je vais voir notre propriétaire, répondit-elle en arrangeantses anglaises sous son joli chapeau. Toi, tu devrais tâcher de tebien mettre avec cette vieille fille, si toutefois elle est cousinedu directeur.

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