La Cousine Bette

Chapitre 61Des Polonais en général et de Steinbock en particulier

Il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuplesprimitivement sauvages, et qui ont plutôt fait irruption chez lesnations civilisées qu’ils ne se sont réellement civilisés. Cetterace s’est répandue comme une inondation, et a couvert une immensesurface du globe. Elle y habite des déserts où les espaces sont sivastes, qu’elle s’y trouve à l’aise ; on ne s’y coudoie pas,comme en Europe, et la civilisation est impossible sans lefrottement continuel des esprits et des intérêts. L’Ukraine, laRussie, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c’est untrait d’union entre l’Europe et l’Asie, entre la civilisation et labarbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peupleslave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstancedes nations imberbes. Il possède le courage, l’esprit et laforce ; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cetteforce, cet esprit, n’ont ni méthode ni esprit, car le Polonaisoffre une mobilité semblable à celle du vent qui règne sur cetteimmense plaine coupée de marécages : s’il a l’impétuosité deschasse-neiges, qui tordent et emportent des maisons, de même queces terribles avalanches aériennes, il va se perdre dans le premierétang venu, dissous en eau. L’homme prend toujours quelque chosedes milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs, lesPolonais en ont reçu le goût des magnificences orientales ;ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parentcomme des femmes, et cependant le climat leur a donné la dureconstitution des Arabes. Aussi, le Polonais, sublime dans ladouleur, a-t-il fatigué les bras de ses oppresseurs à force de sefaire assommer, en recommençant ainsi, au XIXe siècle, le spectaclequ’ont offert les premiers chrétiens. Introduisez dix pour cent desournoiserie anglaise dans le caractère polonais, si franc, siouvert, et le généreux aigle blanc régnerait aujourd’hui partout oùse glisse l’aigle à deux têtes. Un peu de machiavélisme eût empêchéla Pologne de sauver l’Autriche, qui l’a partagée ;d’emprunter à la Prusse, son usurière, qui l’a minée, et de sediviser au moment du premier partage. Au baptême de la Pologne, unefée Carabosse, oubliée par les génies qui dotaient cette séduisantenation des plus brillantes qualités, est sans doute venue dire : »Garde tous les dons que mes sœurs t’ont dispensés, mais tu nesauras jamais ce que tu voudras ! » Si, dans son duel héroïqueavec la Russie, la Pologne avait triomphé, les Polonais sebattraient entre eux aujourd’hui comme autrefois dans leurs diètespour s’empêcher les uns les autres d’être roi. Le jour où cettenation, uniquement composée de courages sanguins, aura le bon sensde chercher un Louis XI dans ses entrailles, d’en accepter latyrannie et la dynastie, elle sera sauvée.

Ce que la Pologne fut en politique, la plupart des Polonais lesont dans leur vie privée, surtout lorsque les désastres arrivent.Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme,et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voirà peine remarqué par Mme Marneffe, qu’il se fit un point d’honneuren lui-même d’en obtenir quelque attention. En comparant Valérie àsa femme, il donna l’avantage à la première. Hortense était unebelle chair, comme le disait Valérie à Lisbeth ; mais il yavait en Mme Marneffe l’esprit dans la forme et le piquant du vice.Le dévouement d’Hortense est un sentiment qui, pour un mari, luisemble dû; la conscience de l’immense valeur d’un amour absolu seperd bientôt, comme le débiteur se figure, au bout de quelquetemps, que le prêt est à lui. Cette loyauté sublime devient enquelque sorte le pain quotidien de l’âme, et l’infidélité séduitcomme une friandise. La femme dédaigneuse, une femme dangereusesurtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonnechère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d’ailleurs unenouveauté pour Wenceslas, après trois ans de plaisirs faciles.Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse.

Beaucoup d’hommes veulent avoir ces deux éditions du mêmeouvrage, quoique ce soit une immense preuve d’infériorité chez unhomme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. Lavariété dans ce genre est un signe d’impuissance. La constance seratoujours le génie de l’amour, l’indice d’une force immense, cellequi constitue le poète ! On doit avoir toutes les femmes dansla sienne, comme les poètes crottés du XVIIe siècle faisaient deleurs Manons des Iris et des Chloés !

– Eh bien, dit Lisbeth à son petit-cousin au moment où elle levit fasciné, comment trouvez-vous Valérie ?

– Trop charmante ! répondit Wenceslas.

– Vous n’avez pas voulu m’écouter, repartit la cousine Bette.Ah ! mon petit Wenceslas, si nous étions restés ensemble, vousauriez été l’amant de cette sirène-là, vous l’auriez épousée dèsqu’elle serait devenue veuve, et vous auriez eu les quarante millelivres de rente qu’elle a !

– Vraiment ?…

– Mais oui, répondit Lisbeth. Allons, prenez garde à vous, jevous ai bien prévenu du danger, ne vous brûlez pas à labougie ! Donnez-moi le bras, on a servi.

Aucun discours n’était plus démoralisant que celui-là, car,montrez un précipice à un Polonais, il s’y jette aussitôt. Cepeuple a surtout le génie de la cavalerie, il croit pouvoirenfoncer tous les obstacles et en sortir victorieux. Ce coupd’éperon par lequel Lisbeth labourait la vanité de son cousin futappuyé par le spectacle de la salle à manger, où brillait unemagnifique argenterie, où Steinbock aperçut toutes les délicatesseset les recherches du luxe parisien.

– J’aurais mieux fait, se dit-il en lui-même, d’épouserCélimène.

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