La Cousine Bette

Chapitre 23Une entrevue

Après le déjeuner, on annonça le marchand, l’artiste et legroupe. La rougeur subite qui colora sa fille rendit la baronned’abord inquiète, puis attentive, et la confusion d’Hortense, lefeu de son regard, lui révélèrent bientôt le mystère, si peucontenu dans ce jeune cœur.

Le comte Steinbock, habillé tout en noir, parut au baron être unjeune homme fort distingué.

– Feriez-vous une statue en bronze ? lui demanda-t-il entenant le groupe.

Après avoir admiré de confiance, il passa le bronze à sa femme,qui ne se connaissait pas en sculpture.

– N’est-ce pas, maman, que c’est bien beau ? dit Hortense àl’oreille de sa mère.

– Une statue ! monsieur le baron, ce n’est pas si difficileà faire que d’agencer une pendule comme celle que voici, et quemonsieur a eu la complaisance d’apporter, répondit l’artiste à laquestion du baron.

Le marchand était occupé à déposer sur le buffet de la salle àmanger le modèle en cire des douze Heures que les Amours essayentd’arrêter.

– Laissez-moi cette pendule, dit le baron stupéfait de la beautéde cette œuvre, je veux la montrer aux ministres de l’intérieur etdu commerce.

– Quel est ce jeune homme qui t’intéresse tant ? demanda labaronne à sa fille.

– Un artiste assez riche pour exploiter ce modèle pourrait ygagner cent mille francs, dit le marchand de curiosités, qui pritun air capable et mystérieux en voyant l’accord des yeux entre lajeune fille et l’artiste. Il suffit de vendre vingt exemplaires àhuit mille francs, car chaque exemplaire coûterait environ milleécus à établir ; mais, en numérotant chaque exemplaire etdétruisant le modèle, on trouverait bien vingt amateurs, satisfaitsd’être les seuls à posséder cette œuvre-là.

– Cent mille francs ! s’écria Steinbock en regardant tour àtour le marchand, Hortense, le baron et la baronne.

– Oui, cent mille francs ! répéta le marchand, et, sij’étais assez riche, je vous l’achèterais, moi, vingt millefrancs ; car, en détruisant le modèle, cela devient unepropriété… Mais un des princes devrait payer ce chef-d’œuvre trenteou quarante mille francs, et en orner son salon. On n’a jamaisfait, dans les arts, de pendule qui contente à la fois lesbourgeois et les connaisseurs, et celle-là, monsieur, est lasolution de cette difficulté…

– Voici pour vous, monsieur, dit Hortense en donnant six piècesd’or au marchand, qui se retira.

– Ne parlez à personne au monde de cette visite, alla direl’artiste au marchand sur le seuil de la porte. Si l’on vousdemande où nous avons porté le groupe, nommez le duc d’Hérouville,le célèbre amateur qui demeure rue de Varenne.

Le marchand hocha la tête en signe d’assentiment.

– Vous vous nommez ? demanda le baron à l’artiste quand ilrevint.

– Le comte Steinbock.

– Avez-vous des papiers qui prouvent ce que vousêtes ?…

– Oui, monsieur le baron, ils sont en langue russe et en langueallemande, mais sans légalisation…

– Vous sentez-vous la force de faire une statue de neufpieds ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, si les personnes que je vais consulter sont contentesde vos ouvrages, je puis vous obtenir la statue du maréchalMontcornet, que l’on veut ériger au Père-Lachaise, sur son tombeau.Le ministère de la guerre et les anciens officiers de la gardeimpériale donnent une somme assez importante pour que nous ayons ledroit de choisir l’artiste.

– Oh ! monsieur, ce serait ma fortune !… ditSteinbock, qui resta stupéfait de tant de bonheurs à la fois.

– Soyez tranquille, répondit gracieusement le baron, si les deuxministres, à qui je vais montrer votre groupe et ce modèle, sontémerveillés de ces deux œuvres, votre fortune est en bonchemin…

Hortense serrait le bras de son père à lui faire mal.

– Apportez-moi vos papiers, et ne dites rien de vos espérances àpersonne, pas même à notre vieille cousine Bette.

– Lisbeth ? s’écria Mme Hulot, achevant de comprendre lafin sans deviner les moyens.

– Je puis vous donner des preuves de mon savoir en faisant lebuste de madame,… ajouta Wenceslas.

Frappé de la beauté de Mme Hulot, depuis un moment l’artistecomparait la mère et la fille.

– Allons, monsieur, la vie peut devenir belle pour vous, dit lebaron, tout à fait séduit par l’extérieur fin et distingué du comteSteinbock. Vous saurez bientôt que personne, à Paris, n’a longtempsimpunément du talent, et que tout travail constant y trouve sarécompense.

Hortense tendit au jeune homme en rougissant une jolie boursealgérienne qui contenait soixante pièces d’or. L’artiste, toujoursun peu gentilhomme, répondit à la rougeur d’Hortense par un colorisde pudeur assez facile à interpréter.

– Serait-ce, par hasard, le premier argent que vous recevez devos travaux ? demanda la baronne.

– Oui, madame, de mes travaux d’art, mais non de mes peines, carj’ai travaillé comme ouvrier…

– Eh bien, espérons que l’argent de ma fille vous porterabonheur ! répondit Mme Hulot.

– Et prenez-le sans scrupule, ajouta le baron en voyantWenceslas qui tenait toujours la bourse à la main sans la serrer.Cette somme sera remboursée par quelque grand seigneur, par unprince peut-être, qui nous la rendra certes avec usure pourposséder cette belle œuvre.

– Oh ! j’y tiens trop, papa, pour la céder à qui que cesoit, même au prince royal !

– Je puis faire pour mademoiselle un autre groupe plus joli quece…

– Ce ne serait pas celui-là, répondit-elle.

Et, comme honteuse d’en avoir trop dit, elle alla dans lejardin.

– Je vais donc briser le moule et le modèle en rentrant !dit Steinbock.

– Allons, apportez-moi vos papiers, et vous entendrez bientôtparler de moi, si vous répondez à tout ce que je conçois de vous,monsieur.

En entendant cette phrase, l’artiste fut obligé de sortir. Aprèsavoir salué Mme Hulot et Hortense, qui revint du jardin exprès pourrecevoir ce salut, il alla se promener dans les Tuileries sanspouvoir, sans oser rentrer dans sa mansarde, où son tyran l’allaitassommer de questions et lui arracher son secret.

L’amoureux d’Hortense imaginait des groupes et des statues parcentaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même lemarbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Ilétait transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspirationvisible.

– Ah çà! dit la baronne à sa fille, qu’est-ce que celasignifie ?

– Eh bien, chère maman, tu viens de voir l’amoureux de notrecousine Bette, qui, j’espère, est maintenant le mien… Mais fermeles yeux, fais l’ignorante. Mon Dieu ! moi qui voulais tout tecacher, je vais tout te dire…

– Allons, adieu, mes enfants, s’écria le baron en embrassant safille et sa femme ; je vais aller peut-être voir la Chèvre, etje saurai d’elle bien des choses sur le jeune homme.

– Papa, sois prudent, répéta Hortense.

– Oh ! petite fille ! s’écria la baronne quandHortense eut fini de lui raconter son poème, dont le dernier chantétait l’aventure de cette matinée, chère petite fille, la plusgrande rouée de la terre sera toujours la Naïveté!

Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à mêmede prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira,même sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes fillesbien élevées le choix absolu de leurs maris, si elles sont enposition d’avoir ceux qu’elles désigneront, elles se tromperontrarement. La nature est infaillible. L’œuvre de la nature, en cegenre, s’appelle : aimer à la première vue. En amour, la premièrevue est tout bonnement la seconde vue.

Le contentement de la baronne, quoique caché sous la dignitématernelle, égalait celui de sa fille ; car, des troismanières de marier Hortense dont avait parlé Crevel, la meilleure,à son gré, paraissait devoir réussir. Elle vit dans cette aventureune réponse de la Providence à ses ferventes prières.

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