La Cousine Bette

Chapitre 41Espérances de la cousine Bette

La toilette de Valérie étant payée largement par Crevel et parle baron, les deux amies trouvaient encore un billet de millefrancs par mois sur cette dépense. Aussi cette femme si pure, sicandide, possédait-elle alors environ cent cinquante mille francsd’économies. Elle avait accumulé ses rentes et ses bénéficesmensuels en les capitalisant et les grossissant de gains énormesdus à la générosité avec laquelle Crevel faisait participer lecapital de sa petite duchesse au bonheur de ses opérationsfinancières. Crevel avait initié Valérie à l’argot et auxspéculations de la Bourse ; et, comme toutes les Parisiennes,elle était promptement devenue plus forte que son maître. Lisbeth,qui ne dépensait pas un liard de ses douze cents francs, dont leloyer et la toilette étaient payés, qui ne sortait pas un sou de sapoche, possédait également un petit capital de cinq à six millefrancs que Crevel lui faisait paternellement valoir.

L’amour du baron et celui de Crevel étaient néanmoins une rudecharge pour Valérie. Le jour où le récit de ce drame recommence,excitée par l’un de ces événements qui font dans la vie l’office dela cloche aux coups de laquelle s’amassent les essaims, Valérieétait montée chez Lisbeth pour s’y livrer à ces bonnes élégies,longuement parlées, espèces de cigarettes fumées à coups de langue,par lesquelles les femmes endorment les petites misères de leurvie.

– Lisbeth, mon amour, ce matin, deux heures de Crevel à faire,c’est bien assommant ! Oh ! comme je voudrais pouvoir t’yenvoyer à ma place !

– Malheureusement, cela ne se peut pas, dit Lisbeth en souriant.Je mourrai vierge.

– Etre à ces deux vieillards ! Il y a des moments où j’aihonte de moi ! Ah ! si ma pauvre mère mevoyait !

– Tu me prends pour Crevel, répondit Lisbeth.

– Dis-moi, ma chère petite Bette, que tu ne me méprisespas ?…

– Ah ! si j’avais été jolie, en aurais-je eu… desaventures ! s’écria Lisbeth. Te voilà justifiée.

– Mais tu n’aurais écouté que ton cœur, dit Mme Marneffe ensoupirant.

– Bah ! répondit Lisbeth, Marneffe est un mort qu’on aoublié d’enterrer, le baron est comme ton mari, Crevel est tonadorateur ; je te vois, comme toutes les femmes, parfaitementen règle.

– Non ! ce n’est pas là, chère adorable fille, d’où vientla douleur, tu ne veux pas m’entendre…

– Oh ! si !… s’écria la Lorraine, car le sous-entendufait partie de ma vengeance. Que veux-tu !… j’y travaille.

– Aimer Wenceslas à en maigrir, et ne pouvoir réussir à levoir ! dit Valérie en se détirant les bras.

Hulot lui propose de venir dîner ici, mon artiste refuse !Il ne se sait pas idolâtré, ce monstre d’homme ! Qu’est-ce quesa femme ? de la jolie chair ! oui, elle est belle, mais,moi, je me sens : je suis pire !

– Sois tranquille, ma petite fille, il viendra, dit Lisbeth duton dont parlent les nourrices aux enfants qui s’impatientent, jele veux…

– Mais quand ?

– Peut-être cette semaine.

– Laisse-moi t’embrasser.

Comme on le voit, ces deux femmes n’en faisaient qu’une ;toutes les actions de Valérie, même les plus étourdies, sesplaisirs, ses bouderies, se décidaient après de mûres délibérationsentre elles.

Lisbeth, étrangement émue de cette vie de courtisane,conseillait Valérie en tout, et poursuivait le cours de sesvengeances avec une impitoyable logique. Elle adorait d’ailleursValérie, elle en avait fait sa fille, son amie, son amour ;elle trouvait en elle l’obéissance des créoles, la mollesse de lavoluptueuse ; elle babillait avec elle tous les matins avecbien plus de plaisir qu’avec Wenceslas, elles pouvaient rire deleurs communes malices, de la sottise des hommes, et recompterensemble les intérêts grossissants de leurs trésors respectifs.Lisbeth avait d’ailleurs rencontré, dans son entreprise et dans sonamitié nouvelle, une pâture à son activité bien autrement abondanteque dans son amour insensé pour Wenceslas. Les jouissances de lahaine satisfaite sont les plus ardentes, les plus fortes au cœur.L’amour est en quelque sorte l’or, et la haine est le fer de cettemine à sentiments qui gît en nous. Enfin Valérie offrait dans toutesa gloire, à Lisbeth, cette beauté qu’elle adorait, comme on adoretout ce qu’on ne possède pas, beauté bien plus maniable que cellede Wenceslas, qui, pour elle, avait toujours été froid etinsensible.

Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrèsde la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouaitson intelligence. Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait. MmeMarneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et lamain qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour enjour, lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, commeon aime tous les jours davantage, quand on aime. L’amour et lahaine sont des sentiments qui s’alimentent par eux-mêmes ;mais, des deux, la haine a la vie la plus longue. L’amour a pourbornes des forces limitées, il tient ses pouvoirs de la vie et dela prodigalité; la haine ressemble à la mort, à l’avarice, elle esten quelque sorte une abstraction active, au-dessus des êtres et deschoses. Lisbeth, entrée dans l’existence qui lui était propre, ydéployait toutes ses facultés ; elle régnait à la manière desjésuites, en puissance occulte. Aussi la régénérescence de sapersonne était-elle complète. Sa figure resplendissait. Lisbethrêvait d’être Mme la maréchale Hulot.

Cette scène, où les deux amies se disaient crûment leursmoindres pensées sans prendre de détours dans l’expression, avaitlieu précisément au retour de la Halle, où Lisbeth était alléepréparer les éléments d’un dîner fin. Marneffe, qui convoitait laplace de M. Coquet, le recevait avec la vertueuse Mme Coquet, etValérie espérait faire traiter de la démission du chef de bureaupar Hulot le soir même. Lisbeth s’habillait pour se rendre chez labaronne, où elle dînait.

– Tu nous reviendras pour servir le thé, ma Bette ? ditValérie.

– Je l’espère…

– Comment, tu l’espères ? En serais-tu venue à coucher avecAdeline pour boire ses larmes pendant qu’elle dort ?

– Si cela se pouvait ! répondit Lisbeth en riant, je nedirais pas non. Elle expie son bonheur, je suis heureuse, je mesouviens de mon enfance. Chacun son tour. Elle sera dans la boue,et, moi, je serai comtesse de Forzheim !…

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